dimanche 6 juillet 2008

Grand Nord : en attendant le dégel

Comment se préparer à la fonte du pôle Nord pour ne pas rater les bonnes affaires ? En ce début d'été, dans la salle de conférences du grand hôtel de Bodø, au nord du cercle polaire, la question du jour est crue. Il y a là des armateurs, des chercheurs, des pétroliers, des militaires, des écologistes. Et tout le monde a en tête les projections américaines, selon lesquelles un quart des ressources non prouvées en pétrole et en gaz se trouveraient en zone arctique. Ressources dont les Russes seront les principaux bénéficiaires.


Que se passera-t-il dans vingt ou trente ans pour cette région du Grand Nord norvégien, allant des îles Lofoten jusqu'à la frontière russe bordée par la mer de Barents, en passe de devenir le nouvel eldorado européen du fait des bouleversements climatiques ? Depuis cinq ans, le gouvernement norvégien en a fait sa zone de développement prioritaire. A Hammerfest, commune située non loin du cap Nord, le premier gisement de gaz offshore de la zone arctique, Snø-Hvit ("blanche neige") y est déjà en exploitation. Tandis que les éleveurs de rennes lapons voient leur pratique traditionnelle condamnée à court terme.
Dans la toundra du Finnmark, en effet, il n'y a normalement pas plus de 20 ou 30 cm de neige sèche pendant l'hiver, ce qui fait que les rennes y trouvent facilement leur nourriture. "Mais quand il y a plus de neige et de pluie qui se succèdent, cela fait des couches de glace que les rennes n'arrivent pas à casser", constate Steinar Bidne, inspecteur de la police des rennes chargé de la prévention des conflits liés à leur élevage. Ce fut le cas ces derniers hivers. Et comme l'explosion prévisible du tourisme et de l'agriculture empiétera de plus en plus sur les zones traditionnelles de transhumance des rennes, les derniers d'entre eux seront bientôt élevés dans des fermes tout au long de l'année, nourris de granulés et de foin.
UN GRAND BOULEVERSEMENT

La disparition des migrations de cervidés sur les vastes étendues de toundra fera également les beaux jours de l'industrie minière. De quoi assurer la richesse de la communauté lapone, sans lui éviter pour autant une grave crise identitaire, similaire à celle qu'ont connue les chasseurs du Groenland ou les éleveurs nenets de Sibérie.
Tenants de l'agriculture et de l'industrie minière d'un côté, opérateurs touristiques tentant de "vendre" les derniers espaces sauvages d'Europe de l'autre : d'ici quelques décennies, les traditionnels conflits liés au renne auront donc été remplacés par des tensions d'une tout autre nature. Avec, en toile de fond, l'essor des villes du Grand Nord, qui se fera au fil des arrivages de personnels des industries pétrolières, gazières et minières.
Car le grand bouleversement, bien sûr, viendra de l'ouverture de la route maritime du pôle Nord, qui permettra durant une partie de l'année de relier l'Europe et l'Asie selon un trajet deux fois plus court. Une partie de l'année seulement : même dans les projections pessimistes, les chercheurs estiment que la banquise se reformera en hiver.
"Il faudra sans doute s'attendre à de plus grosses variations des courants", prévient Arild Moe, directeur adjoint de l'Institut Fridtjof Nansen. Et aussi, puisque la fonte du pôle ne sera que saisonnière, à un risque accru en provenance des icebergs - d'autant qu'avec une mer plus ouverte et un climat plus changeant, les tempêtes se multiplieront. Assurances plus chères, équipages renforcés pour des surveillances plus pointues, nouveaux tankers plus petits et donc plus nombreux : autant de surcoûts avec lesquels devront compter les compagnies maritimes, qui estiment peut-être un peu vite que l'ouverture de la route transpolaire leur fera faire de grosses économies... Il faudra par ailleurs développer de nouvelles générations de brise-glace plus performants que ceux existant aujourd'hui.
NOUVELLE DONNE

Quoi qu'il en soit, cette nouvelle donne aura un impact considérable sur la région. L'archipel des Svalbard, situé sur cette route Europe-Pacifique via le pôle Nord, deviendra le portail de l'Arctique, le centre opérationnel de toute la zone. Longtemps considéré comme la dernière frontière de la civilisation, l'archipel norvégien constituera alors un point central de l'économie septentrionale.
D'ores et déjà, les compagnies pétrolières et gazières internationales y ont ouvert des bases opérationnelles. La Norvège y est responsable des services de maintenance portuaire et des équipes de secours équipées d'hélicoptères et de brise-glace. Aux Svalbard siégera également une future Commission internationale du pôle Nord, chargée de régler les contentieux. Et les centres de recherche qui s'installeront sur l'archipel sonderont la région vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour établir les cartes de la banquise en temps réel, estimer les déplacements d'icebergs et recalculer les routes maritimes.
Bonne nouvelle, enfin, pour les pêcheurs de morue : le développement de services de sauvetage en mer adaptés aux conditions arctiques devrait leur offrir une nouvelle chance. L'espèce a récemment disparu le long des côtes du Finnmark et des Lofoten, victime de la surpêche et des prises illégales. On la trouve maintenant plus au nord, autour de l'archipel des Svalbard et au-delà, où le stock s'est reconstitué grâce à une meilleure traçabilité et à la surveillance menée par les patrouilles de gardes-côtes. Des patrouilles russo-norvégiennes, à l'image des nouvelles alliances géopolitiques qui vont se nouer ici. Un nouveau Moyen-Orient, peut-être, mais où l'on parlera russe.
Olivier Truc Bodø (Norvège), envoyé spécial
Le Monde

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