dimanche 22 février 2009

Quand Moscou fait sa com'

u mois de janvier, la note de téléphone a été salée à GPlus Europe. Plusieurs dizaines de fois par jour, au pic de la crise gazière entre l'Ukraine et la Russie, les experts de cette société de relations publiques basée à Londres et Bruxelles ont été en ligne avec le Kremlin et le siège du gouvernement à Moscou. A l'autre bout du fil, devant leurs ordinateurs, s'affairaient les plus hauts responsables russes chargés de la communication auprès de Dmitri Medvedev et deVladimir Poutine. Leur objectif : être réactifs ; dénoncer la responsabilité de Kiev dans le contentieux ; alimenter la presse mondiale. C'est fait : la Russie est entrée dans l'ère des "PR", lespublic relations.

"Auparavant, en période de crise, les Russes avaient tendance à se replier en disant "personne ne nous aime", explique Tim Price, un des cinquante experts de GPlus Europe. Maintenant, ils n'arrêtent pas de s'exprimer. Avant Noël déjà, les dirigeants de Gazprom étaient venus en Europe pour prévenir qu'il existait un différend avec l'Ukraine, qui allait finir par poser de gros problèmes." Depuis, les communiqués, les conférences de presse de Gazprom et des responsables politiques russes se sont succédé à une cadence quotidienne.

Les "PR" ne peuvent pas faire de miracle : impossible de maquiller la brutalité en bonne volonté, la culture de l'opacité en transparence. Selon un sondage réalisé dans 21 pays auprès de 13 000 personnes par GlobeScan pour la BBC, l'image de la Russie s'est sérieusement dégradée en 2008 (42 % d'opinions négatives, +8 % en un an). Mais dans cette crise gazière, les importateurs européens du gaz n'ont pas tenu Moscou pour unique responsable de la crise. Grâce à une meilleure maîtrise de la communication, les autorités russes ont souligné le désordre politique en Ukraine ; sur le plan intérieur, ils ont aussi pu passer sous silence, dans les journaux télévisés préparés sous la dictée, les secousses sociales de la crise économique.

Et pour parler aux médias occidentaux, qui de mieux que d'anciens journalistes ? L'équipe de GPlus Europe, spécialisée dans les questions européennes, regroupe de nombreuses signatures :Bernard Volker, ancien pilier du service international de TF1 ; Philippe Lemaître, correspondant du Monde à Bruxelles pendant trente-cinq ans ; Angus Roxburgh, ancien correspondant duSunday Times et de la BBC à Moscou, puis à Bruxelles ; John Wyles, dix-huit ans au Financial Times ; Michael Tscherny, qui a commencé sa carrière bruxelloise au quotidien Agence Europe ;Nigel Gardner, à l'origine journaliste et producteur sur la BBC, cofondateur de l'agence GPlus fin 2000 avec Peter Guilford. Celui-ci a été correspondant du Times à Bruxelles pendant trois ans, avant de faire carrière dans les instances communautaires.

Lors de ce nouveau conflit avec l'Ukraine, la priorité du pouvoir russe a été de ne pas renouveler les erreurs de la première crise du gaz, début 2006. "Il y avait beaucoup de manques à l'époque,reconnaît Dmitri Peskov, chef du service de presse du premier ministre, Vladimir Poutine. On avait sous-estimé la nécessité d'éclaircir ce qui se passait."

La Russie avait brutalement coupé l'approvisionnement de l'Ukraine, sans effort d'explication à l'attention des Européens. Kiev avait alors plié en quelques jours et accepté de nouveaux tarifs, mais l'image du régime de Vladimir Poutine avait été sérieusement écornée. "A l'époque, Gazprom avait un vrai problème à gérer, mais la perception de ce problème à l'étranger le préoccupait moins", se souvient Tom Blackwell, vice-président et chef du bureau à Moscou de la firme PBN, qui travaillait alors pour Gazprom.

Pour la Russie, cette affaire était tombée au plus mauvais moment, à quelques mois de la tenue inédite du sommet du G8, à Saint-Pétersbourg, qui devait symboliser le grand retour du pays sur la scène internationale. Pour faire de ce sommet une réussite médiatique, le Kremlin avait décidé de s'engager avec les firmes Ketchum - chargée de l'Amérique du Nord et du Japon - et GPlus Europe, qui appartiennent toutes deux au géant du secteur, Omnicom Group. Le contrat - renouvelé par la suite - s'élevait à plusieurs millions de dollars. A cette époque, Gazprom choisit le même prestataire pour sa communication que le gouvernement russe. On peut y voir une recherche de coordination avec le pouvoir exécutif, mais surtout une preuve supplémentaire que le géant gazier est un outil majeur de la politique étrangère russe.

Cette prise de conscience des autorités s'est enracinée dans le traumatisme des "révolutions de couleur", en 2003 et 2004, qui ont emporté les régimes ukrainien et géorgien. A l'époque, les télévisions russes clamaient que les habitants de ces pays avaient été manipulés. Leur ton fiévreux n'avait d'égal que l'effarement du Kremlin, pris au dépourvu par ces mouvements pacifiques et démocratiques. Dans le discours officiel, relayé par des experts zélés et des télévisions aux ordres, une sorte de front ennemi s'est constitué au fil des ans : il a agrégé la CIA et son homologue britannique le MI6, le philanthrope George Soros, l'opposant et ex-champion des échecs Garry Kasparov, les ONG, sans parler des Ukrainiens et des Géorgiens, ces anciens frères devenus les chevaux de Troie des intérêts étrangers. Tous voulaient empêcher le redressement de la Russie, stipulait la doxa officielle.

Pour le pouvoir russe, la guerre éclair d'août 2008 contre la Géorgie a été un test - au bilan contrasté - de la communication moderne dans un conflit ultra-médiatisé. "Moscou a tiré les leçons de la guerre d'août 2008 en Géorgie, assure Kirill Babaïev, vice-président de la société de télécommunications Altimo et spécialiste des relations publiques. Les premiers jours du conflit, la Russie avait perdu la bataille de la communication car aucun contact n'était admis avec les journalistes étrangers, tandis que les membres du gouvernement géorgien étaient en direct, 24 heures sur 24."

u cours de ce mois d'août sous haute tension, GPlus Europe pour les Russes, l'agence Aspect pour les Géorgiens, ont inondé les adresses e-mail des journalistes étrangers. Chacun prétendait s'en tenir aux faits. La chronologie minute par minute des premières heures du conflit, le 7 août, a fait l'objet d'un affrontement particulièrement disputé entre spécialistes de la communication."Au début, on a prétendu que les Russes gagnaient la bataille des "PR", puis que c'était les Géorgiens, affirme Tim Price, à GPlus Europe. Mais en septembre, les dirigeants géorgiens ont concédé qu'ils avaient perdu cette bataille sur un point clé : tout le monde estimait que c'était eux qui avaient commencé la guerre."

Côté géorgien, un observateur privilégié retient surtout le contraste du début de crise. "Pendant les premiers jours du conflit, nous avons eu une couverture médiatique très positive, dit-il. Les dirigeants étaient très disponibles, nous privilégiions les médias internationaux anglophones, tandis que les Russes étaient très fermés, ne communiquant que par les agences officielles."

Le recours aux firmes de relations publiques s'est généralisé dans les structures du pouvoir, mais aussi dans les grands groupes industriels. Avec leurs conseillers occidentaux, ils s'efforcent d'offrir un profil présentable à d'éventuels investisseurs et de modifier l'image persistante de l'économie russe : droits de propriété non garantis, absence de transparence actionnariale, système bancaire non réformé, etc. A Moscou, les cabinets de "PR" ont prospéré, ces dernières années. "En réalité, il y a une dizaine de compagnies sérieuses, affirme Kirill Babaïev, chez Altimo. Les autres, qui ne s'occupent que d'un ou deux clients, risquent de disparaître avec la crise."

Mais ces boîtes de "PR" ne constituent pas le seul outil choisi par Moscou pour améliorer son image. "C'est un travail constant, résume Dmitri Peskov, au gouvernement. Comme sur un vélo, il faut tout le temps pédaler pour ne pas tomber." Les autorités ont développé plusieurs initiatives, conçues en miroir aux Etats-Unis. En 2005, la Russie a décidé de lancer, à destination de l'auditoire mondial, la chaîne Russia Today, pour proposer le point de vue moscovite sur l'actualité. Pas de raison de laisser le champ libre à CNN et à la BBC ; pourtant, cette offre alternative reste de faible qualité. Autre initiative : en juin 2007, Vladimir Poutine a signé un décret créant la Fondation Russki Mir. Son objectif : "La popularisation de la langue russe et la diffusion du riche héritage culturel de la Russie dans le monde." La fondation dispose d'un budget de 20 millions de dollars.

Début 2008, enfin, a été lancé à Paris l'Institut de la démocratie et de la coopération. Voulu par Vladimir Poutine, il est dirigé par Natalia Narotchnitskaïa, ancienne députée nationaliste du parti Rodina. Pour l'heure, les activités de l'institut n'ont guère recueilli d'écho. Son objectif, encore lointain : imposer une version russe des fameux think thanks américains, comme Cato Instituteou Brookings Institution, et sortir la Russie du banc des accusés, en matière de droits de l'homme.

"Nous voulons travailler par exemple sur les droits des minorités en Europe, la question de la souveraineté, ou encore sur la mission européenne au Kosovo", explique Mme Narotchnitskaïa, qui espère "un dialogue profond sur les valeurs, et non sur de simples clichés". Les clichés, c'est le produit des médias. Et les médias, dit-elle, "c'est un outil fondamental de manipulation des masses. L'interprétation des faits est donc essentielle".

Piotr Smolar

LE MONDE | 17.02.09 | 14h11  •  Mis à jour le 18.02.09 | 08h46

http://www.lemonde.fr/europe/article/2009/02/17/quand-moscou-fait-sa-com_1156559_3214.html

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