Depuis le hublot de l'avion, Khanty-Mansiysk n'a rien d'une cité russe ordinaire. Inutile de chercher les toits rouillés caractéristiques des villes moyennes de la gloubinka (province). Tout est neuf ou fraîchement repeint. Avec ses toitures rutilantes, ses immeubles colorés, ses rues proprettes bordées d'arbres, la ville, située à 2 000 km de Moscou, au milieu d'un marécage au croisement des fleuves Ob et Irtych, en Sibérie occidentale, a l'air d'une construction de Lego au coeur de l'austère taïga sibérienne.
C'est dans cette vitrine du miracle pétrolier russe qu'a lieu, jeudi 26 et vendredi 27 juin, le sommet Union européenne-Russie, rencontre qui marque la reprise des négociations en vue d'un nouvel accord de partenariat. Capitale d'un territoire grand comme la France, d'où est extrait 60 % du pétrole russe, Khanty- Mansiysk, 65 000 habitants, est devenue le symbole de cette Russie où "il fait bon vivre" promise par le Kremlin. En y conviant ses hôtes européens, Vladimir Poutine entend rappeler que la Russie, avide de restaurer son statut de grande puissance, ne se contentera pas d'un second rôle.
En quinze ans, grâce aux retombées de l'or noir, la ville a fait peau neuve. Elle s'est dotée d'un hôpital ultramoderne qui soigne toute la région. Son directeur adjoint, Alexeï Dobrovolski, 37 ans, est fier de montrer son "robot chirurgical", dernier cri. "Les Etats-Unis en ont 500, la Russie seulement 2, l'un est à Ekaterinbourg, l'autre ici." Alexeï vient tout juste de suivre une formation à Strasbourg pour se servir de ce robot. Il a "opéré des cochons" pour se faire la main.
Le centre-ville arbore des fontaines kitsch, une salle de concert futuriste, un "centre artistique pour les enfants doués du Nord". La galerie d'art fait ses emplettes chez Sotheby's et Christie's. Son directeur, Vladimir Nazanski, un barbu aux cheveux blonds mi-longs, la quarantaine, se frotte les mains. En dix ans, le nombre de pièces de la collection, un échantillonnage de la peinture russe du XVIIIe au XXe, "a été multiplié par dix". Les tableaux du peintre Aristarkh Lentoulov, fondateur du Valet de pique, groupe avant-gardiste des années 1910, "coûtent aujourd'hui plus cher qu'un Cézanne ou un Vlaminck". Propriété de la région, les 350 toiles de la galerie ont été achetées avec l'argent du Fonds des générations, créé en 1994 pour capitaliser les revenus excédentaires du pétrole.
Les principales compagnies pétrolières russes - Rosneft, Gazpromneftegaz, Surgutneftegaz, Lukoil et même Ioukos, ancien numéro un du secteur dépecé après l'arrestation de son patron Mikhaïl Khodorkovski - ont mis la main à la poche. Surgutneftegaz a versé 122 000 euros pour l'acquisition chez Sotheby's d'un autoportrait du peintre Philippe Maliavine, émigré en France après la révolution bolchevique d'octobre 1917, mort incognito à Paris en 1940. Le gouverneur de la région, Alexandre Filippenko, a offert à la galerie une toile d'Ivan Chichkine, le peintre de la nature russe.
"J'aime ce qui est beau", confie cet apparatchik à la crinière blanche. En place depuis dix-neuf ans, il a traversé sans encombre la chute de l'URSS, les persécutions contre Ioukos, l'annulation de l'élection des gouverneurs au suffrage universel. Une goutte de pétrole symbolique, enfermée dans un flacon de verre, trône sur une table de son immense bureau. Un souvenir offert par Rosneft, la major publique devenue le numéro un du secteur après avoir capté à bon prix les actifs de Ioukos. Depuis l'imposition par Vladimir Poutine de la "verticale du pouvoir", la région donne l'essentiel de ses revenus à Moscou, qui lui en reverse ensuite une partie. "Nous n'avons pas tant d'argent que cela ! Il en manque toujours !", soupire le gouverneur.
En 2001, lors d'une visite à Novy Ourengoï, la ville du district autonome Iamalo-Nenets voisin, où sont extraits 80 % du gaz russe, Vladimir Poutine avait piqué une colère contre les "intermédiaires" qui prenaient leur dîme sur la vente de l'or bleu. "Où est l'argent ?", avait-il demandé abruptement à Alexeï Miller, directeur exécutif de Gazprom, resté sans voix. Quelques arrestations plus tard - Mikhaïl Khodorkovski, patron de Ioukos en 2003, Alexeï Barinov, gouverneur du district Iamalo-Nenets en 2006 -, le message a été entendu. "Les relations entre le business, la population, l'Etat, ont été revues à l'équilibre", résume sobrement le gouverneur.
Colonisés sous les tsars, peuplés à marche forcée par le pouvoir soviétique à coups de goulags et de zones de relégation, devenus à la fin des années 1960 le centre de l'attention des planificateurs communistes, la Sibérie et le Grand Nord détiennent la plupart des ressources naturelles du pays. Le territoire Iamalo-Nenets est riche en gaz, la région de Khanty-Mansiysk regorge de pétrole, la république de Sakha (ex-Iakoutie) recèle de l'or et des diamants.
Avec 1,5 million d'habitants seulement, la région de Khanty-Mansiysk, vaste territoire marécageux semblable à une éponge imbibée de pétrole, est la quatrième de la Fédération russe en termes de richesse. Le revenu moyen par habitant y est plus élevé qu'à Saint-Pétersbourg (653 euros par mois et par habitant contre 420 pour l'ancienne capitale impériale). Plus au nord, les habitants du district Iamalo-Nenets ont un niveau de vie plus élevé que les Moscovites (1 411 euros mensuels contre 868).
Attirés par les primes et le "paquet social" (crèches, écoles, hôpitaux hors normes, vacances payées), les ouvriers du pétrole et du gaz affluaient à l'époque soviétique. Mais ils ne restaient pas. Sitôt leurs contrats achevés, ils rejoignaient "la grande terre", la Russie d'Europe où le climat est plus clément et les infrastructures mieux développées. Depuis dix ans, les nouveaux migrants s'installent dans le long terme. "Il y a quarante ans, le territoire de Khanty-Mansiysk comptait 120 000 habitants. Aujourd'hui, il y en a dix fois plus", insiste le gouverneur.
Arrivés il y a douze ans de Magnitogorsk, grosse ville industrielle de l'Oural, les époux Chatskikh, la cinquantaine, enseignants au "centre artistique pour les enfants doués du Nord", ne quitteraient la ville pour rien au monde. Leurs salaires sont trois fois plus élevés que dans la partie européenne de la Russie. Et puis "la vie culturelle est telle ici que nous n'avons plus rien à envier à Moscou ! C'est la fin du complexe d'infériorité de la province russe !", s'exclame Vladimir Vassilievitch.
"Nous sommes tous des migrants", récapitule Dima, 30 ans, présentateur à la chaîne de télévision régionale Iougra. Né à Ijevsk, à l'ouest de l'Oural, il est venu chercher du travail à Khanty-Mansiysk il y a neuf ans. Il y est resté. "Cela va nous donner un statut", dit-il pompeusement à propos du sommet. Les façades ont été repeintes, des palissades métalliques vert sombre érigées pour cacher les baraques de bois vétustes.
Construites à titre provisoire à la fin des années 1950, elles continuent d'héberger de nombreux locataires. Les sols sont en terre battue, il n'y a pas d'eau courante, les toilettes sont dans la cour. Islambek, célibataire, ouvrier dans le pétrole, en a marre d'aller chercher de l'eau à la pompe. "Je suis né dans cette maison il y a quarante ans et, depuis, rien n'a changé, c'est une honte. Le toit va s'écrouler", prévient-il en effritant dans ses mains une poutre de soutènement. Il montre les immeubles neufs construits de l'autre côté de la rue : "En face, les gens sont installés dans de beaux appartements. Moi, mon salaire et mon âge ne me permettent pas de prendre un crédit."
Selon l'opposant Iouri Chagout, "41 % des logements en ville sont vétustes". Il faudrait construire davantage de logements sociaux, mais l'heure est à la spéculation immobilière. En vingt ans, la population de la ville a doublé. Grâce aux encouragements matériels prodigués aux jeunes mères, le taux de natalité est plus élevé (17 pour 1 000) qu'à Moscou (9 pour 1 000).
Mais la région a des projets plus ambitieux en tête, comme celui de faire ériger par l'architecte britannique Norman Foster une tour de verre "écologique" de 280 m. L'extravagant maire de Moscou, Iouri Loujkov, milite, lui, pour la construction d'un canal de navigation entre Khanty-Mansiysk et l'Asie centrale. Iouri Chagout, fils d'un Ukrainien jadis assigné à résidence par le pouvoir soviétique, espère qu'aucun de ces projets pharaoniques ne sera mené à bien. Il a bon espoir, parce que "le pouvoir, c'est bien connu, ne fait jamais ce qu'il dit".