Depuis trois ans, une jeune chercheuse strasbourgeoise vit seule avec des loups dans la taïga russe, à 500 kilomètres de Moscou. Une expérience hors du commun, loin de la civilisation, pour cette femme passionnée par l'étude des carnassiers.
Garée le long de l'isba, en pleine taïga russe, la vieille Golf couverte de poussière intrigue, avec son immatriculation «67», du Bas-Rhin. La voiture, venue d'Alsace, ne bougera plus. Sa jeune conductrice, Laetitia Becker, a trouvé son bonheur dans la forêt boréale, à 500 km à l'ouest de Moscou. Seule, ou presque, parmi les loups. Cela fait trois ans que Laetitia la Strasbourgeoise, 25 ans, partage sa vie avec les fascinants carnassiers. Chaque matin, elle retrouve sa meute dans l'enclos, dissimulé au cœur de la forêt. Depuis dix mois, elle suit une portée de sept louveteaux confiés par un chasseur à la station biologique locale dirigée par Vladimir Bologov. Sept petites boules de poil brun, nourries par Laetitia et Vladimir. Pour les préparer à leur entrée dans la vie sauvage, l'étudiante française leur fait faire de longues promenades. La jeune fille, vareuse kaki et pantalon de treillis, a le pas leste d'un coureur des bois. La démarche est masculine. Ses mains sont celles d'un travailleur, façonnées par le grand air. Un contraste avec son beau visage orné de taches de rousseur et illuminé par des yeux bleus, clairs comme ceux d'un husky. «Je suis tombée amoureuse de la forêt. Quand on est dedans, c'est dense, c'est grand, profond.» Le coup de foudre l'a frappée il y a quatre ans. L'étudiante s'était inscrite à un stage d'écovolontaire (1) pour un mois. Des dizaines de jeunes Européens défilent tout au long de l'année dans le village de Boubonitsy pour participer à des programmes scientifiques d'observation et de recensement des ours et des loups. Laetitia, elle, est revenue. Et restée. «J'ai toujours aimé les animaux. Les grands mammifères surtout, les prédateurs.» La petite Alsacienne loue pour une bouchée de pain une maison traditionnelle, une isba centenaire abandonnée pendant dix ans. Pas d'eau courante. Laetitia remplit ses seaux dans la rivière voisine, été comme hiver. Elle se chauffe au bouleau. Un poêle massif en brique trône dans chacune de ses deux pièces spartiates. Les questions de citadin se bousculent : «Vous n'avez pas peur de vivre seule ici ? Comment faites-vous sans eau ? Sans téléphone ? Et s'il vous arrive quelque chose ?» Invariablement, Laetitia y oppose son rire joyeux. «Mes parents et mes amis ne sont pas très étonnés de me voir atterrir dans un endroit pareil.» Elle revendique son goût de la solitude. Son besoin de nature et de grand air. Ce n'est pas génétique : Cécilia, sa sœur jumelle, fait du marketing à Lille. «Moi, je ne peux pas rester plus de deux jours dans un bureau.» Lorsqu'elle rentre à Strasbourg, une fois par an, au bout de deux semaines, elle étouffe. «Je me verrais bien vivre ici toute ma vie, y fonder une famille.» Pour la beauté de l'hiver, le soleil orange de l'automne ou les verts éclatants du printemps.
Pour sa sécurité, Thalys veille. Un magnifique chien des Pyrénées. «Je lui parle comme à un ami.» Laetitia ne fait pas de longues phrases. Elle les réserve à son journal de bord, écrit à la main, ou à ses e-mails, qu'elle prépare sur son ordinateur avant de les envoyer depuis la ville de Toropets, deux fois par mois. Pour l'hygiène, il y a le bania sauna russe , tous les samedis, chez Vladimir, dont la famille habite un hameau voisin, à dix kilomètres. C'est devenu un rituel, un moment de sociabilité avec quelques femmes du coin. «En hiver, j'adore me rouler dans la neige en sortant du bania, ça fouette le sang.» Une vraie Russe. Le hameau de Laetitia compte cinq habitants. Ses contacts avec ses voisins, âgés, sont limités, même si elle les conduit parfois à Toropets, à une demi-heure, au bout de la piste en terre. Alexeï, 73 ans, un des voisins de la «petite Française», est bien trop pauvre pour avoir une voiture. Il touche 2 000 roubles (55 euros) mensuels de retraite. La campagne russe se vide de ses habitants. Entre Toropets et le refuge de Laetitia se succèdent les villages fantômes, isbas aux volets cloués et masures en ruines. Tous les jeunes fuient à la ville. Le mode de vie des derniers habitants n'a guère évolué depuis Tolstoï. Les voisins de Laetitia peuvent passer deux semaines sans sortir et sans dessoûler. La langue russe a un terme pour décrire ces plongées éthyliques : zapoï. «Ce que je ressens de ce pays, observe Laetitia, c'est qu'il y a des gens très, très riches et des gens très, très pauvres.» Paradoxalement, dans sa retraite à l'écart de la civilisation, la jeune fille, qui était «bio, bio, bio», s'ouvre davantage au monde des humains. Laetitia vit grâce à sa bourse de thèse : 500 euros. Ses besoins quotidiens sont frugaux. Les menus alternent entre pommes de terre, riz, pâtes, millet et sarrasin. Très peu de fruits et légumes en hiver. «Heureusement qu'il y a le chocolat que mes parents m'envoient par colis, avec les livres.» Le sujet de sa thèse consiste à décrire la meilleure méthode de réhabilitation des louveteaux. Pour en mesurer les résultats, elle souhaiterait équiper ses cobayes de colliers GPS. Elle recherche encore les financements. En Russie, le loup a mauvaise réputation. Vladimir Bologov, le responsable de la station biologique, qui observe en parallèle une autre meute, s'insurge. Depuis trente ans qu'il vit dans cette forêt, ce fils d'un spécialiste du loup et gendre d'un expert en ours n'a jamais entendu parler d'homme victime du carnassier. «On accepte chaque année dans le pays que des touristes soient tués par des ours, mais si jamais un homme est attaqué par un loup, c'est toute une histoire.»Canis lupus est classé en Russie comme animal nuisible. On peut ainsi le chasser toute l'année, même pendant la période de reproduction. L'espèce il y aurait 25 000 individus dans toute la Russie contre 200 000 ours n'est pas en danger, dit-il. Un classement comme gibier, avec des périodes d'interdiction de chasse, serait suffisant. Les loups de Laetitia chassent le petit gibier. Fait peu connu, observé par la biologiste française, les loups raffolent de baies et de pommes. Quant au hurlement à la lune, ce serait un mythe. Laetitia peut passer dix heures d'affilée à observer ses loups. En silence. Pas question de leur parler. «Ce ne sont pas des chiens. Il ne faut pas les habituer à la voix de l'homme.» Dans quelques semaines, Laetitia ne refermera pas l'enclos. Elle appréhende déjà la séparation. Ses yeux bleus s'embuent. «Tout ce que j'espère, c'est qu'ils survivront.» La meute de la saison précédente a choisi elle-même l'instant du retour à la vie sauvage. Un jour, les loups sont partis lors de la promenade, pour ne jamais revenir. Sans dire au revoir. Libres. Comme Laetitia.
Garée le long de l'isba, en pleine taïga russe, la vieille Golf couverte de poussière intrigue, avec son immatriculation «67», du Bas-Rhin. La voiture, venue d'Alsace, ne bougera plus. Sa jeune conductrice, Laetitia Becker, a trouvé son bonheur dans la forêt boréale, à 500 km à l'ouest de Moscou. Seule, ou presque, parmi les loups. Cela fait trois ans que Laetitia la Strasbourgeoise, 25 ans, partage sa vie avec les fascinants carnassiers. Chaque matin, elle retrouve sa meute dans l'enclos, dissimulé au cœur de la forêt. Depuis dix mois, elle suit une portée de sept louveteaux confiés par un chasseur à la station biologique locale dirigée par Vladimir Bologov. Sept petites boules de poil brun, nourries par Laetitia et Vladimir. Pour les préparer à leur entrée dans la vie sauvage, l'étudiante française leur fait faire de longues promenades. La jeune fille, vareuse kaki et pantalon de treillis, a le pas leste d'un coureur des bois. La démarche est masculine. Ses mains sont celles d'un travailleur, façonnées par le grand air. Un contraste avec son beau visage orné de taches de rousseur et illuminé par des yeux bleus, clairs comme ceux d'un husky. «Je suis tombée amoureuse de la forêt. Quand on est dedans, c'est dense, c'est grand, profond.» Le coup de foudre l'a frappée il y a quatre ans. L'étudiante s'était inscrite à un stage d'écovolontaire (1) pour un mois. Des dizaines de jeunes Européens défilent tout au long de l'année dans le village de Boubonitsy pour participer à des programmes scientifiques d'observation et de recensement des ours et des loups. Laetitia, elle, est revenue. Et restée. «J'ai toujours aimé les animaux. Les grands mammifères surtout, les prédateurs.» La petite Alsacienne loue pour une bouchée de pain une maison traditionnelle, une isba centenaire abandonnée pendant dix ans. Pas d'eau courante. Laetitia remplit ses seaux dans la rivière voisine, été comme hiver. Elle se chauffe au bouleau. Un poêle massif en brique trône dans chacune de ses deux pièces spartiates. Les questions de citadin se bousculent : «Vous n'avez pas peur de vivre seule ici ? Comment faites-vous sans eau ? Sans téléphone ? Et s'il vous arrive quelque chose ?» Invariablement, Laetitia y oppose son rire joyeux. «Mes parents et mes amis ne sont pas très étonnés de me voir atterrir dans un endroit pareil.» Elle revendique son goût de la solitude. Son besoin de nature et de grand air. Ce n'est pas génétique : Cécilia, sa sœur jumelle, fait du marketing à Lille. «Moi, je ne peux pas rester plus de deux jours dans un bureau.» Lorsqu'elle rentre à Strasbourg, une fois par an, au bout de deux semaines, elle étouffe. «Je me verrais bien vivre ici toute ma vie, y fonder une famille.» Pour la beauté de l'hiver, le soleil orange de l'automne ou les verts éclatants du printemps.
Pour sa sécurité, Thalys veille. Un magnifique chien des Pyrénées. «Je lui parle comme à un ami.» Laetitia ne fait pas de longues phrases. Elle les réserve à son journal de bord, écrit à la main, ou à ses e-mails, qu'elle prépare sur son ordinateur avant de les envoyer depuis la ville de Toropets, deux fois par mois. Pour l'hygiène, il y a le bania sauna russe , tous les samedis, chez Vladimir, dont la famille habite un hameau voisin, à dix kilomètres. C'est devenu un rituel, un moment de sociabilité avec quelques femmes du coin. «En hiver, j'adore me rouler dans la neige en sortant du bania, ça fouette le sang.» Une vraie Russe. Le hameau de Laetitia compte cinq habitants. Ses contacts avec ses voisins, âgés, sont limités, même si elle les conduit parfois à Toropets, à une demi-heure, au bout de la piste en terre. Alexeï, 73 ans, un des voisins de la «petite Française», est bien trop pauvre pour avoir une voiture. Il touche 2 000 roubles (55 euros) mensuels de retraite. La campagne russe se vide de ses habitants. Entre Toropets et le refuge de Laetitia se succèdent les villages fantômes, isbas aux volets cloués et masures en ruines. Tous les jeunes fuient à la ville. Le mode de vie des derniers habitants n'a guère évolué depuis Tolstoï. Les voisins de Laetitia peuvent passer deux semaines sans sortir et sans dessoûler. La langue russe a un terme pour décrire ces plongées éthyliques : zapoï. «Ce que je ressens de ce pays, observe Laetitia, c'est qu'il y a des gens très, très riches et des gens très, très pauvres.» Paradoxalement, dans sa retraite à l'écart de la civilisation, la jeune fille, qui était «bio, bio, bio», s'ouvre davantage au monde des humains. Laetitia vit grâce à sa bourse de thèse : 500 euros. Ses besoins quotidiens sont frugaux. Les menus alternent entre pommes de terre, riz, pâtes, millet et sarrasin. Très peu de fruits et légumes en hiver. «Heureusement qu'il y a le chocolat que mes parents m'envoient par colis, avec les livres.» Le sujet de sa thèse consiste à décrire la meilleure méthode de réhabilitation des louveteaux. Pour en mesurer les résultats, elle souhaiterait équiper ses cobayes de colliers GPS. Elle recherche encore les financements. En Russie, le loup a mauvaise réputation. Vladimir Bologov, le responsable de la station biologique, qui observe en parallèle une autre meute, s'insurge. Depuis trente ans qu'il vit dans cette forêt, ce fils d'un spécialiste du loup et gendre d'un expert en ours n'a jamais entendu parler d'homme victime du carnassier. «On accepte chaque année dans le pays que des touristes soient tués par des ours, mais si jamais un homme est attaqué par un loup, c'est toute une histoire.»Canis lupus est classé en Russie comme animal nuisible. On peut ainsi le chasser toute l'année, même pendant la période de reproduction. L'espèce il y aurait 25 000 individus dans toute la Russie contre 200 000 ours n'est pas en danger, dit-il. Un classement comme gibier, avec des périodes d'interdiction de chasse, serait suffisant. Les loups de Laetitia chassent le petit gibier. Fait peu connu, observé par la biologiste française, les loups raffolent de baies et de pommes. Quant au hurlement à la lune, ce serait un mythe. Laetitia peut passer dix heures d'affilée à observer ses loups. En silence. Pas question de leur parler. «Ce ne sont pas des chiens. Il ne faut pas les habituer à la voix de l'homme.» Dans quelques semaines, Laetitia ne refermera pas l'enclos. Elle appréhende déjà la séparation. Ses yeux bleus s'embuent. «Tout ce que j'espère, c'est qu'ils survivront.» La meute de la saison précédente a choisi elle-même l'instant du retour à la vie sauvage. Un jour, les loups sont partis lors de la promenade, pour ne jamais revenir. Sans dire au revoir. Libres. Comme Laetitia.
Le Figaro
De notre correspondant en Russie, Fabrice Nodé-Langlois19/06/2008 Mise à jour : 13:33
1 commentaire:
J'ai vu le reportage à la télévision et j'ai été séduite et éblouie par la personnalité de la jeune française. Il faut vraiment une grande force de caractère pour supporter la solitude, le manque de confort, l'éloignement de toute grande ville. J'aimerais savoir quels sont les moyens non pour obtenir un visa mais pour trouver une isba (peut-être un peu plus confortable à louer, à la campagne...
Enregistrer un commentaire