La version 2008 du village Potemkine est en tôle, peinte vert bouteille, et s’étend le long des principaux axes de la petite ville de Khanty-Mansiysk, pour cacher ses petites maisons en bois vieillotes. C’est dans la «capitale» du pétrole russe que s’ouvre aujourd’hui le 21e sommet Russie-Union européenne et, comme le prince Potemkine le faisait au XVIIIe siècle pour impressionner l’impératrice Catherine II, les autorités ont imaginé des décors censés éblouir le nouveau président Dmitri Medvedev et ses hôtes européens. «Les autorités nous cachent», résume une habitante de la rue Gagarine, dont la vieille isba - habitat traditionnel des paysans - se retrouve barricadée. «Les palissades ont été installées juste avant le sommet, et les autorités ont aussi repeint nos façades en vert, raconte cette habitante, un peu lasse. Nous avons laissé faire, même s’il est clair que l’argent des palissades aurait mieux fait de servir à reloger les gens qui vivent ici sans eau, ni gaz, ni chauffage central, par moins 40 degrés l’hiver.»
Parures modernes. En plein cœur des marais de Sibérie, Khanty-Mansiysk est une petite ville étonnante, un «Dubaï russe» dit-on parfois, où comme souvent en Russie le pire côtoie le meilleur. Capitale d’une région grande comme la France et produisant 57 % du pétrole russe, Khanty-Mansiysk baigne littéralement dans l’argent. Cela se voit aux routes goudronnées de frais, aux beaux immeubles à toits rouges, verts ou bleus qui remplacent peu à peu les bicoques en bois, ou aux équipements sportifs et culturels somptueux, un rien disproportionnés pour cette ville de 60 000 habitants. Grâce à l’argent du pétrole, la ville s’est payée par exemple une superbe collection d’icônes et de toiles russes, installée dans un temple de style très américain, avec grandes colonnes blanches. «Et nous préparons maintenant un nouveau musée, consacré à l’art contemporain», se réjouit le directeur de la galerie, Vladimir Nazanski. A côté des masures en bois sans eau, chauffées l’hiver au poêle à bois, le contraste est extrême. «Mais les habitants ont bien le droit de se faire aussi plaisir avec leur argent, plaide le directeur du musée. D’autant que la collection s’est avérée un superbe investissement : les tableaux, achetés à partir de 1996, ont vu leur valeur multipliée par dix ou douze.»
En l’honneur du sommet européen, les rues de Khanty-Mansiysk se sont aussi parées de panneaux grotesques indiquant la direction du downtown (centre-ville) ou les noms des rues en russe et en anglais (Lenin Street, Kominterna Street, Karl-Marx Street…). Car sous ces parures modernes, l’esprit est resté bien soviétique. Le gouverneur local, ancien dignitaire communiste, au pouvoir sans discontinuer depuis 1991, a rétabli un contrôle assez parfait sur les médias locaux, qui ne font pour l’essentiel que relater ses bienfaits.
L’opposition est pratiquement réduite à un seul élu municipal, Iouri Chagout, du parti démocratique Iabloko, qui sait nuancer ses critiques pour survivre. Les habitants sont loin d’être toujours ravis de leur administration, et notamment de son projet de gratte-ciel signé Norman Foster, explique cet élu, mais personne n’ose protester ouvertement. «Les Sibériens sont des gens calmes, et sans doute aussi car nous sommes ici en terre de déportation, la peur s’est inscrite dans nos gènes», rappelle Iouri Chagout, lui-même petit-fils de nationalistes ukrainiens exilés ici à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Un autre opposant, plus radical, n’ose même plus donner son nom et ne parle qu’après avoir prié d’éteindre les portables, de peur d’être repéré avec un journaliste : «La démocratie est morte à Khanty-Mansiysk et tout le monde s’en fiche. Le gouverneur fait d’ailleurs de bonnes choses, mais comme il n’y a aucun contrôle, il y a beaucoup de gaspillages. On pourrait certainement faire beaucoup mieux avec tout l’argent qui coule ici.»
Intimidé. Un homme d’affaires local, qui avait voulu briguer la mairie de Khanty-Mansiysk sans l’aval du gouverneur, s’est vu forcé de retirer sa candidature et si bien intimidé qu’il n’ose même plus parler à la presse étrangère. Interrogé au sujet de ce contrôl, presque parfait de l’opinion publique, le gouverneur rétorque qu’il y a «bien assez» de médias indépendants et que le parlement compte aussi une opposition ultranationaliste et communiste. Le décor est planté : les dirigeants européens invités aujourd’hui à Khanty-Mansiysk sont assurés de n’y voir que la Russie du pétrole, riche et conquérante.
Libération
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