jeudi 5 mars 2009

Plus dure la vie dans l'Oural

Ici, les gens lisent leur avenir dans la fumée âcre et noire crachée par le combinat sidérurgique, le MMK. Relique de l'industrialisation à marche forcée de l'époque stalinienne, ce monstre de ferraille et la trentaine d'usines qui lui sont rattachées dominent un territoire énorme sur la berge orientale du fleuve Oural. Tant que le ventre industriel de Magnitogorsk, ville de l'Oural à deux heures de vol de Moscou, ronfle, crache et s'active, 70 000 habitants, soit 30 % de la population en âge de travailler, ont un emploi assuré.

combinat, la ville, 409 000 habitants, porte les traces du boom économique des dix dernières années. Salons de beauté, restaurants, centres commerciaux ont fleuri le long des trois avenues principales aux noms inchangés depuis l'époque soviétique : la "Karl-Marx", la "Lénine", la "Soviétique". "Toute la région nous enviait !, raconte Viktoria. Les salaires de nos ouvriers étaient les plus élevés : 15 000 roubles (428 euros avant la dévaluation de 35 % du rouble). La crise nous est tombée dessus alors que nous commencions tout juste à redresser la tête."

En octobre 2008, le rêve de bien-être et de stabilité s'est écroulé. L'activité du combinat a décliné. Les commandes se sont taries, la production d'acier et de fonte a chuté de plus de moitié - 420 000 tonnes en décembre contre 1 100 000 tonnes en juillet. Quatre hauts-fourneaux sur huit ont cessé de fonctionner.

Des milliers d'ouvriers se sont retrouvés au repos forcé, leurs salaires amputés de 20 % à 50 %. La direction de l'entreprise affirme que les licenciements massifs ont été évités. "Depuis quatre-vingts ans, le combinat est l'employeur numéro un de cette ville, s'il s'arrête, tout s'arrête", résumeElena Azovtseva, la porte-parole de l'entreprise. Les déboires du combinat ont quand même fait tache d'huile. Chantiers, commerces, usines ont licencié de façon plus ou moins avouée.

Vitali, la trentaine, vient de perdre son travail de fraiseur à l'usine de boulons Metiz, filiale du combinat. Non il n'a pas été licencié, il est parti volontairement, sans indemnités, comme le lui suggérait la direction. Pour ne pas se mettre mal avec l'usine, il est parti sans faire d'histoires, les mains vides, "comme ça, si l'activité reprend, ils feront de nouveau appel à moi", espère-t-il.

En attendant des jours meilleurs, il se dit prêt à prendre "n'importe quel travail". Un petit tour au Centre pour l'emploi le laisse sans voix. Une centaine de personnes ont envahi le petit local. Avec 6 000 chômeurs inscrits, le centre n'a que 300 postes à proposer, en général des emplois peu qualifiés - cantonniers, vigiles, manutentionnaires, femmes de ménage - faiblement rémunérés (entre 4 000 et 5 000 roubles mensuels, soit 87 à 109 euros).

Vitali est inquiet. Avec un salaire aussi bas, comment rembourser le crédit - en dollars - de sa Wolkswagen, payer la pension alimentaire de son fils, assurer les dépenses de gaz et d'électricité de son logement ? Fiodor, 24 ans, n'est pas moins inquiet. Fraîchement diplômé de la faculté de droit, il sait qu'il ne trouvera pas de travail dans sa spécialité : "On a formé trop de juristes en Russie." C'est décidé, il sera conducteur d'autobus. La formation coûte 14 000 roubles (307 euros), le centre est prêt à en assumer la moitié, Fiodor n'est pas sûr de pouvoir avancer le reste.

Le Centre pour l'emploi peine à faire face. Les gens font la queue pour s'inscrire, reçoivent un ticket numéroté, doivent revenir pour un entretien. En quatre mois, le nombre des demandeurs d'emploi à Magnitogorsk a été multiplié par cinq. Et pourtant, les 6 000 personnes inscrites ne représentent que 11 % du nombre total des chômeurs.

"La plupart des personnes au chômage ne se font pas enregistrer", explique Viktoria. Elle-même n'a pas jugé bon de le faire. Pourquoi ? Elle ne court pas après l'indemnité de chômage offerte (5 600 roubles, soit 123 euros). Son mari, petit entrepreneur, fait bouillir la marmite. Le couple a fini de rembourser les traites du petit deux-pièces acheté avant la crise. Reste à honorer le crédit de la Ford, heureusement Viktoria avait opté pour un remboursement en roubles. Entre janvier et février, la monnaie russe s'est dépréciée de 35 % face au "panier" de devises (euros-dollars) qui lui sert de référence.

Pas facile, à Magnitogorsk, d'obtenir des informations. La "verticale du combinat" est à l'oeuvre. La chape de plomb est aussi épaisse que les volutes de fumée sorties des hauts-fourneaux. A la vue d'une journaliste, étrangère de surcroît, les officiels se font inquisiteurs. "Dites-moi qui vous avez vu pendant votre séjour et ce qu'ils vous ont dit", assène, sur un ton qui n'admet pas de répliques, Elena Azovtseva, la porte-parole du combinat.

Ici, il n'y a ni syndicat indépendant, ni partis d'opposition, ni société civile, ni association de protection de l'environnement alors que la ville est très polluée. "Personne ne veut se risquer à proférer une seule critique contre le combinat qui nourrit toute la ville", explique Viktor, un métallo à la retraite. Le combinat veille à tout : au bien-être et à la santé des ouvriers, au placement de leurs enfants, aux loisirs de leurs familles et bien sûr à l'écologie. Il contribue à 70 % au budget de la ville, fournit le chauffage et l'eau chaude, entretient l'équipe de hockey sur glace, a construit les deux stations de ski ultramodernes à une soixantaine de kilomètres de là.

Le maire de Magnitogorsk, Evgueni Karpov, est un ex-directeur financier de l'entreprise, tandis que la plupart des commerces en ville sont la propriété d'Andreï Morozov, un ancien directeur adjoint du combinat. "La ville fonctionne comme une petite principauté", résume Rosalia Belochapko, femme d'affaires et membre du conseil municipal. Cette brune à l'allure décidée, coiffure impeccable et manteau de vison, s'est lancée dans le "business", en 2003, avec la construction de deux centres commerciaux.

"Quand j'ai demandé les permis de construire, la municipalité m'a suggéré de construire d'abord et que les permis viendraient après, mais j'attends toujours", raconte-t-elle. Les bâtiments à peine achevés, une série de contrôles s'est abattue sur sa société : fisc, sécurité, hygiène. La municipalité a exigé la démolition des centres. Rosalia était menacée d'en perdre la propriété. Elle a dû aller plaider sa cause à Moscou, a trouvé une oreille complaisante auprès de députés de Russie unie, le parti pro-Kremlin qui, depuis la crise, ne cesse de vanter la diversification de l'économie et le développement des PME.

"Si chaque entrepreneur doit monter à Moscou pour implorer le tsar dès qu'il a des problèmes, on peut comprendre pourquoi les PME ne se développent pas", conclut-elle. Viktor Barabanov, qui dirige l'association locale des petits entrepreneurs, déplore la monopolisation de l'économie. "Magnitogorsk est une ville mono-industrielle semblable à bien d'autres en Russie. Son modèle de développement est axé sur le règne d'une corporation peu intéressée à voir la concurrence se développer."

Alexeï Odintsev, propriétaire de l'Hôtel Avrora, le plus coquet de la ville, est amer. Le "miracle" économique russe, il y a cru. Fort de ses exportations de pétrole, le pays a affiché pendant des années une croissance d'environ 10 % par an et des ambitions géopolitiques démesurées. Or Alexeï se "fiche pas mal que la Russie soit une grande puissance", son principal souci "c'est que l'économie soit solide. On nous a bassinés avec la stabilité du rouble, résultat il a perdu 35 %".

Tour à tour, il fustige les lenteurs bureaucratiques - deux ans pour obtenir les preuves que l'hôtel est bien sa propriété -, la corruption - 1 million d'euros de pots-de-vin à verser pour être relié au réseau électrique - et le règne du monopole. Une seule compagnie d'avions dessert Magnitogorsk depuis la capitale russe. Le billet aller-retour coûte 14 000 roubles (307 euros). "C'est l'équivalent d'un mois de salaire d'un ouvrier. Forcément, à ce prix-là, des tas de gens de chez nous ne sont jamais allés à Moscou", rapporte Alexeï. Son fils aîné, étudiant à Londres, s'y rend en avion pour sensiblement la même somme, 16 000 roubles (351 euros).

Les ouvriers du combinat ont d'autres préoccupations. Ils guettent la fumée. Elle est redevenue plus dense depuis que des crédits sont arrivés de Moscou. Deux hauts-fourneaux se sont remis à fonctionner en janvier. L'espoir revient. Et puis il y a le hockey sur glace. L'équipe du cru, Metallourg, est la deuxième du championnat de Russie.

Les soirs de fête, les gens de Magnitogorsk convergent vers le grand stade tout neuf construit aux frais du combinat. La bière coule à flots, l'excitation est à son comble. "Tue-le !", lance un spectateur à un joueur en bisbille avec un attaquant de l'équipe adverse, le CSKA de Moscou. Ovationné, le Metallourg l'emporte. "Le combinat aussi gagnera. Il en a vu d'autres et nous aussi", affirme Dmitri, un ouvrier qui assiste au match en famille. Au-dessus de la patinoire, une banderole publicitaire proclame : "Avec le combinat MMK tout est plus sûr."

LE MONDE | 04.03.09 | 14h54  •  Mis à jour le 04.03.09 | 19h39

Marie Jégo

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