vendredi 29 février 2008

"Les Russes savent que cette élection est une farce, mais ils jouent le jeu"

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Pour Marie Jégo, correspondante du "Monde" en Russie, il existe l'espoir qu'avec l'élection annoncée de Medvedev à la présidentielle du 2 mars, "les libertés seront moins malmenées".

Jérémie Fontanieu : Une fois élu à la présidence, Dimitri Medvedev aura-t-il les moyens d'écarter Vladimir Poutine ? En d'autres termes, pourra-t-il assumer d'éventuelles ambitions individuelles ?

Marie Jégo : En fait, dans un premier temps, il semble qu'il sera quand même assez bordé, puisque Vladimir Poutine dit qu'il sera son premier ministre. Maintenant, il a peut-être intérêt à développer une politique plus indépendante pour se maintenir au pouvoir parce que sans cela, il va être l'otage de la politique de Poutine. Il serait encore plus fâcheux pour lui d'être l'otage de la politique des hommes en uniforme, les "silovikis", qui poussent la Russie à devenir de plus en plus un Etat policier.

RACHID : M. Medvedev et M. Poutine se sont-ils mis d'accord pour changer la Constitution après les élections, Constitution qui donnerait plus de pouvoir au premier ministre ?

Marie Jégo : Officiellement, rien de tel n'a été annoncé bien sûr. Néanmoins, Vladimir Poutine a fait une allusion à cela. C'était le 14 février, lors de sa conférence au Kremlin. Il a dit que pour que le travail du gouvernement soit plus efficace, il fallait lui donner plus de pouvoirs. Le problème, c'est qu'en faisant cela, il ruine le système qu'il a mis en place pendant huit ans de la verticale du pouvoir, où tout est subordonné au président puisque maintenant, depuis 2004, même les gouverneurs de région sont proposés par le Parlement régional et nommés par le Kremlin.

Arnaud : Qui représentera la Russie lors des prochaines réunions internationales ? Cela ne va-t-il pas correspondre à un point de discorde important entre les deux hommes ?

Marie Jégo : En effet, c'est une question que tout le monde se pose ici. D'autant que jusque-là, Medvedev n'est pas tellement apparu sur la scène internationale. En général, il va à Davos, et depuis qu'il a été désigné successeur, il est allé à Belgrade. Mais Vladimir Poutine ne l'a pas envoyé à la conférence sur la sécurité à Munich, et c'est Poutine qui ira au sommet de l'OTAN en avril.

Bien sûr, formellement, la passation de pouvoirs entre présidents a lieu en mai. Mais, pour le moment, on peut se demander pourquoi Medvedev semble un peu en retrait sur les grands dossiers internationaux. D'un autre côté, Vladimir Poutine a bien précisé lors de ses derniers discours qu'il avait choisi Medvedev parce qu'il travaillait avec lui depuis dix-sept ans. Il a parlé de Medvedev comme de son élève, en fait. Par exemple, Poutine, lors de son dernier discours devant le Conseil d'Etat, a dévoilé un plan de développement économique de la Russie jusqu'en 2020. Il a bien souligné que Medvedev devrait l'appliquer.

De son côté, Medvedev a parlé de ce plan lors d'une réunion à Krasnoïarsk, en Sibérie, qu'il compte appliquer pendant quatre ans, a-t-il précisé. A partir de là, il est clair que Poutine entend encore jouer un rôle à l'intérieur comme à l'extérieur.

caitlin : Existe-t-il une chance que Medvedev soit plus conciliant en matière de libertés publiques, notamment avec la presse ?

Marie Jégo : Ici, l'inquiétude est plutôt inverse. On dit par exemple que Medvedev, grand utilisateur de l'Internet, à l'inverse de Poutine qui a confié récemment n'avoir jamais envoyé un mail de sa vie, va être plus vigilant sur les publications Internet.

Toutefois, il faut laisser sa chance à Medvedev. Il est quand même d'une autre génération, il n'a pas fait sa carrière au KGB comme Poutine et il y a des espoirs, ici en Russie, qu'avec Medvedev les libertés seront moins malmenées. On peut penser qu'il lui faudra du temps pour avoir les coudées plus franches. Au début de son mandat, il va être sans doute très dépendant de Poutine. Mais s'il veut survivre, il faut qu'il comprenne qu'il doit s'en démarquer. La Russie, si elle aspire à devenir un acteur de poids dans l'économie globale, ne peut pas fermer des représentations du British Council parce qu'elle cache des activités "d'espionnage".

Anaïs_LL. : Quelle va être la politique de Medvedev par rapport à la Tchétchénie ? Continuera-t-il la politique de "normalisation" de la situation et de russification qu'a initiée Poutine lors de son second mandat ? S'est-il exprimé sur le sujet ?

Marie Jégo : Non, il ne s'est pas exprimé sur le sujet de la Tchétchénie. Je pense que Medvedev va être obligé de maintenir le régime de Ramzam Kadyrov. En fait, il n'a pas d'idées, comme la plupart des hauts fonctionnaires russes, qui connaissent très mal les problèmes de la région.

La seule chose qu'ils comprennent, c'est qu'il faut donner du travail aux gens. Parce que ce sont les régions (Tchétchénie, Ingouchie, Daghestan) les plus pauvres de la fédération. Récemment, le groupe automobile AvtoVAZ a signé un accord avec Kavyrov pour la création de quatre usines en Tchétchénie : une d'assemblage, trois de pièces détachées.

Mais au-delà de cet aspect économique, personne n'est à même de résoudre les problèmes cruciaux : disparition de personnes, torture, exécutions sommaires, absence de lois. L'idée au Kremlin, c'est que ces régions difficiles doivent être gérées par les structures de force (KGB, armée, ministère de l'intérieur...) et avec le "tchetchen bachi" (c'est-à-dire des personnes du type de Kadyrov).

Anaïs_LL. : Sur la question du Kosovo, les mots durs de Poutine sont-ils voués à plonger Medvedev dans une politique de confrontation avec l'UE sur l'indépendance kosovare ? Et donc à montrer Medvedev comme un homme fort et de poigne au peuple russe ?

Marie Jégo : Oui, c'est intéressant, c'est certainement pour ça que Medvedev a pu aller au Kosovo dans le contexte pré-électoral. C'était sans doute intéressant de le montrer comme un patriote pan-slave. Pour ce qui est de la rhétorique virulente de Poutine, on peut raisonnablement penser qu'elle sera un flop dans l'eau. Souvent en Russie, plus la rhétorique est dure, plus l'application est faible. La Russie ne peut pas faire grand-chose au sujet du Kosovo, d'où cette virulence verbale qui traduit plutôt sa faiblesse.

L'intérêt majeur de la Russie pour la Serbie,
c'est le transit du gaz, comme le prouve le fait que Gazprom pousse son projet de construction du gazoduc Southstream à travers la Serbie. Gazprom vient en outre de racheter 51 % de la société nationale du pétrole serbe.

Arnaud : Le futur président sera t-il plus conciliant avec l'Europe au niveau énergétique ?

Marie Jégo : A priori, non. Medvedev est le président du conseil d'administration de Gazprom. Il l'était au moment où Gazprom, en janvier 2006, a coupé le robinet à l'Ukraine. Medvedev a toujours défendu le caractère de monopole de Gazprom sur les gazoducs et je ne pense pas qu'il s'apprête à signer la Charte européenne de l'énergie, qui prévoit l'abandon du monopole sur les tubes.

Eguaquantic : Medvedev dispose-t-il des réseaux qui lui permettraient d'évincer Poutine afin d'empêcher ce dernier de redevenir président aux prochaines élections ?

Marie Jégo : On peut se demander aujourd'hui pourquoi Vladimir Poutine n'a pas choisi un des représentants de l'élite en uniforme pour lui succéder. Il est intéressant de constater qu'en choisissant Medvedev, Poutine continue de garder les leviers de commande sur ces structures qui fonctionnent en réseau à tous les niveaux : économique, politique, administratif... La présidence de Poutine a été caractérisée par la mise en place de représentants du FSB (services de sécurité, ex-KGB) Rappelons que Poutine est lui-même issu du KGB. Medvedev n'a pas les clés de ce réseau, même s'il jouit du soutien de certains d'entre eux.

Anaïs_LL. : Peut-on croire à ce qu'a déclaré récemment un membre du gouvernement, selon lequel Medvedev et Poutine ont organisé une présidence en rotation (pendant huit ans, Medvedev président, Poutine premier ministre et ensuite le contraire), qui durerait environ jusqu'en 2024 ?

Marie Jégo : A partir du moment où Poutine, en partant, annonce un plan de développement économique pour la Russie jusqu'en 2020, on peut raisonnablement penser qu'il ne s'apprête pas à quitter la scène, même en n'étant plus président. Maintenant, pour ce qui est de leurs arrangements personnels, je ne suis pas au courant, et j'aurais bien du mal à l'être, l'accès aux informations en provenance du Kremlin n'étant pas particulièrement ouvert. Il y a toujours ici des tas de rumeurs assez fantasques qui sont la caractéristique d'une société fermée, où l'information est filtrée. Ce qu'on peut dire avec certitude, c'est que Poutine part, mais il reste.

PeP : A long terme, une véritable opposition pourra-t-elle briguer le pouvoir, sachant que Poutine a installé solidement son réseau ("silovikis", gazprom, Medvedev, Kadyrov...) ?

Marie Jégo : Pour le moment, tout va dans le sens inverse. L'opposition est faible parce qu'elle n'a pas d'audience, mais pas seulement : elle est aussi très divisée. Et le rouleau compresseur du système lui laisse peu de chances de pouvoir grandir et s'affirmer. On ne le dit pas, mais ces dernières semaines, des opposants ont été arrêtés.
On peut parler par exemple de la journaliste Natalia Morar, du magazine New Times : elle est empêchée d'entrer en Russie, où elle résidait et travaillait depuis dix ans, pour des raisons non expliquées par les autorités mais dont on pense qu'elles sont liées à son activité de journaliste. On peut encore citer la fermeture de l'université européenne de Saint-Pétersbourg, officiellement pour des raisons techniques, et le refus d'accès au territoire russe pour le représentant de Human Rights Watch, M. Rohds.

Fabien : Que pense l'opinion russe de cette manipulation de Poutine et de ce contournement de la Constitution ? N'y a-t-il pas un malaise?

Marie Jégo : Oui et non. Les Russes savent que cette élection est une farce, mais ils jouent le jeu. Et le pouvoir sait que les gens savent, mais il fait semblant. C'est comme une sorte de schizophrénie, un peu comparable à ce qu'on avait à l'époque soviétique. Mais ce qui n'a aucun rapport avec l'époque soviétique, c'est la vie quotidienne : les gens sont plus libres, à condition qu'ils n'aient pas de revendications politiques.

Les gens acceptent ce pacte, parce qu'ils sont fatigués de tout ce qui s'est passé, surtout les réformes monétaires qui ont confisqué leurs économies. Alors ils se disent : "Pourvu qu'on ne revienne pas à cette époque-là." Le pacte, c'est : "Vous jouez le jeu, et on ne vous embête pas." Les gens sont très touchés, à la fois, par l'augmentation exponentielle de la corruption et par l'inflation récente, donc ce pacte est fragile.

LEMONDE.FR | 27.02.08 | 18h57 • Mis à jour le 29.02.08 | 19h35

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