samedi 31 mai 2008

Vladimir Poutine : "Elargir l'OTAN, c'est ériger de nouveaux murs de Berlin"

Stéphane Lavoué/MYOP pour "Le Monde"
Le premier ministre russe, Vladimir Poutine, le 30 mai à Paris.

Cette visite en France est la première que vous effectuez à l'étranger en tant que premier ministre. Votre dîner en tête-à-tête avec Nicolas Sarkozy révèle une ambiguïté : qui dirige la politique étrangère, vous ou Dmitri Medvedev ?

Il n'y aucune ambiguïté. Nous avons fait connaissance avec M. Sarkozy à l'époque où j'étais encore président. Des liens d'amitié se sont noués. Quand la question de mon avenir s'est posée, il m'a demandé ce que j'allais faire. Je lui ai répondu que je n'avais pas encore décidé. Il m'a dit alors : dans tes nouvelles attributions, promets-moi que ta première visite à l'étranger sera à Paris. C'est chose faite.
Le président m'a parlé des questions de défense et de politique étrangère. L'humble serviteur que je suis s'occupe avant tout des questions économiques et sociales. En tant que membre du Conseil de sécurité de la Russie, je suis aussi concerné par les questions abordées avec le président français. Quant à la répartition des pouvoirs en Russie, le président a sans conteste le dernier mot. Et le président, aujourd'hui, c'est M. Medvedev.

Vous avez rencontré Jacques Chirac vendredi matin. Quel était le but de cette rencontre ?

Pas de but particulier. Nous avons travaillé ensemble de nombreuses années. Il a un rapport très chaleureux à la Russie. Il la connaît en profondeur. Je partage ses vues : les relations entre la Russie et l'Europe, la Russie et la France, doivent peser sur la scène internationale. Jacques est aussi un homme très agréable, un interlocuteur brillant, avec des connaissances encyclopédiques, je le dis sans exagérer. A l'époque où nous travaillions dans le cadre du G8, j'avais déjà constaté qu'il se trouvait au centre de l'attention générale. Il a toujours un point de vue argumenté sur les questions de civilisation et les sujets d'actualité.
Comme il a beaucoup fait pour les relations entre nos deux pays, le président Medvedev a décidé de lui décerner le prix d'Etat de la Fédération de Russie. Nous espérons qu'il nous fera l'honneur d'une visite au Kremlin lors de la fête nationale russe, le 12 juin, et que le président pourra lui remettre son prix.

Le pouvoir russe actuel a deux visages, est-ce une solution transitoire, ou souhaitez-vous que le premier ministre devienne l'équivalent d'un chancelier allemand ?

La Russie est une république présidentielle. Nous ne modifierons pas le rôle clé du chef de l'Etat dans le système politique du pays. Le fait que je dirige le gouvernement est une curiosité dans notre histoire politique. Mais l'essentiel est ailleurs : je dirige en même temps un parti qui occupe un rôle de premier plan dans la vie politique du pays et qui a une majorité stable au Parlement. C'est un signe incontestable qu'en Russie, nous sommes attachés au système multipartite et à une valorisation du rôle du Parlement. C'est ça, le vrai message politique.

En Russie on dit que M. Medvedev et vous êtes au pouvoir pour vingt ans. Dans quelles circonstances pourriez-vous quitter vos fonctions ?

[Jeudi soir], Nicolas [Sarkozy] m'a parlé de ses plans de modernisation de la France. Il est très passionné et sincère, il veut changer les choses dans le pays, pour le bien des Français. Evidemment, il n'y aura pas de changements positifs à court terme, mais certaines décisions doivent porter leurs fruits dans quelques années. Tout cela suscite des débats dans la société. La Russie est dans l'obligation de se moderniser dans plusieurs domaines. D'abord en économie, où il nous faut privilégier l'innovation. Nous en discutons activement. Les premiers résultats se font sentir, d'ailleurs. Il faut aussi changer le système de rémunération dans le secteur public, moderniser notre système de retraites en garantissant à nos concitoyens une vieillesse et des revenus décents. La pension de retraite doit davantage correspondre à ce qu'on touche au long de la vie. Il y a aussi l'agriculture. La Russie fait face à de nombreux défis. Nous sommes décidés à agir de façon parfaitement honnête vis-à-vis de nos concitoyens, sans s'occuper de politique politicienne. Si nous y parvenons, l'organisation du pouvoir au plus haut niveau ne sera pas si importante que cela. Les objectifs communs, voilà l'essentiel. L'équipe en place actuellement est très compétente, très professionnelle, composée de spécialistes, ainsi que d'élus au sein du Parlement qui nous soutiennent. On va essayer de garder cette unité le plus longtemps possible. La façon dont se partagent les rôles et les ambitions est secondaire.

Quelle est la part respective, dans la réussite de l'économie russe ces dernières années, du baril de pétrole et de votre travail ?

Je ne veux pas porter de jugement sur mon travail passé. Même si je considère que j'ai travaillé consciencieusement, honnêtement, et que j'ai beaucoup obtenu. A commencer par le rétablissement de l'intégrité territoriale du pays et de la légalité constitutionnelle, jusqu'à l'assurance d'une croissance élevée et d'une réduction de la pauvreté. Bien-sûr, les prix et la conjoncture internationale ont compté de façon visible et importante. Mais saviez-vous qu'à l'époque soviétique il y eut des périodes où le cours du pétrole était élevé. Mais tout cela a été bradé et consommé, sans effet sur le développement économique. Plus récemment, les prix du pétrole ont commencé à monter en 2004. Or dès 2000, nous avons obtenu une croissance record de 10 %, pas du tout lié au pétrole. Ces dernières années, en matière de fiscalité et de gouvernance, nous avons choisi de privilégier le développement de l'industrie manufacturière, d'encourager l'innovation. Telle est notre mission principale. Les premiers résultats se font sentir. De quelle façon ? La part de l'industrie manufacturière dans la hausse du PIB est plus grande que celle des matières premières. C'est encore trop peu à mon sens.
Ces dernières années l'Etat russe a repris le contrôle des secteurs stratégiques de l'économie notamment celui de l'industrie pétrolière. Son poids n'est-il pas un frein à l'initiative et à la productivité ?
Pas du tout. Votre vision est erronée. L'extraction du pétrole n'a pas augmenté l'année dernière, ou très peu, c'est vrai, mais pas parce que l'Etat en a pris le contrôle. Je voudrais attirer votre attention sur quelques faits. Tout d'abord, la Russie n'est pas membre de l'OPEP. Ensuite, dans la plupart des pays extracteurs, seul l'Etat apparaît dans le secteur pétrolier. En Russie, le secteur privé est présent dans le domaine des hydrocarbures. Toutes les multinationales y sont, notamment françaises comme Gaz de France ou Total qui sont engagées sur des gisements importants. Bien sûr, nous avons veillé à soutenir les entreprises que l'Etat contrôle, comme Gazprom et Rosneft. Les autres, une dizaine de grandes entreprises, sont privées, avec des capitaux étrangers, britanniques, américains, indiens, chinois, français, allemands. Notre secteur énergétique est bien plus libéral que dans la plupart des pays, y compris en Europe. Nous concluons une importante réforme du secteur de l'énergie électrique. Au 1er juillet, notre plus grande compagnie, RAO UES, cessera d'exister. Elle va se scinder en plusieurs unités, tandis que le secteur de la production, petites centrales et grandes unités, sera proposé à des investisseurs privés. Des acteurs européens importants viennent donc d'Italie ou d'Allemagne, avec des investissements de 6, 8, 10, 12 milliards de dollars et d'euros. Peu de pays européens font preuve d'un tel libéralisme. Alors que nous, investisseurs russes, sommes empêchés d'accéder à des projets similaires. Dire que ces marchés là sont fermés est tout à fait faux.
Quels sont les problèmes du secteur pétrolier ? Dès que les grandes entreprises pétrolières et gazières sont devenues plus que bénéficiaires, le gouvernement a décidé de verser les bénéfices dans le budget de la Fédération de Russie, en créant par exemple un impôt sur l'extraction des matières premières et des taxes à l'exportation. Or nous avons découvert que ce système était excessif, que les moyens dont disposent les entreprises pétrolières ne leur permettent plus de faire de la prospection, de développer l'extraction. Nous allons donc baisser l'impôt sur l'extraction des matières premières. Nous espérons des effets positifs dans les années à venir. Nous avons aussi accordé un statut préférentiel pour les nouveaux gisements, notamment en mer du Nord et en Sibérie orientale, où il n'y a aucune infrastructure.
L'inflation pourrait-elle être un facteur de déstabilisation de la société russe ?

Nous ne le craignons pas. L'inflation n'est pas venue de notre marché intérieur, mais a été exportée vers la Russie, en provenance des économies développées, notamment européennes. C'est lié à la hausse rapide et infondée des prix des produits de base. Les spécialistes savent que c'est lié à la consommation en Chine et en Inde, à l'émergence des biocarburants, fabriqués à partie du blé ou du maïs. C'est lié aussi à un afflux important des investissement en Russie. Auparavant, 20 à 25 milliards de dollars sortaient du pays chaque année. L'an passé, le niveau des investissements étrangers directs a atteint 81 milliards de dollars. Ces investissements en pétrodollars s'ajoutent aux pétrodollars de nos propres entreprises. La Banque centrale les prélève et doit émettre des roubles réinjectés ensuite dans l'économie.
Il existe encore d'autres facteurs, que nous connaissons et que nous pouvons traiter pour enrayer ces menaces. Nous allons devoir développer notre industrie agro-alimentaire et garantir le volume indispensable de blé pour nos besoins à l'aide de régulations douanières, de même que les importations nécessaires. Nous allons lutter contre l'inflation comme ça se fait partout ailleurs. La Banque centrale a relevé récemment à 10,5 % les taux d'intérêts pour limiter l'afflux d'argent dans l'économie. Pour ce qui est du social, l'augmentation des prix des produits de base touche avant tout la population à faibles revenus, celle qui consacre presque tout son budget à la nourriture. Ce sont eux qui souffrent le plus. Mais grâce à l'augmentation des salaires, des retraites, des allocations, nous allons essayer de minimiser les conséquences négatives de l'inflation.
Que répondriez vous à Dmitri Medvedev s'il sollicitait votre avis sur un allégement de la peine ou l'amélioration des conditions de détention de l'ex-patron de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski ?

Je dirai qu'il doit prendre cette décision en toute indépendance. Comme moi auparavant, il doit s'appuyer sur la législation. Lui et moi avons fait les mêmes études universitaires à la faculté de droit de Saint-Pétersbourg. Nous avons eu de très bons professeurs qui nous ont administré un vaccin : le respect de la loi. Je connais M. Medvedev de longue date. Il va respecter la loi, il l'a d'ailleurs dit à plusieurs reprises publiquement. Si nos textes le permettent, il n'y aura aucun obstacle. (…) La loi permet d'améliorer les conditions de détention… Bien sûr, mais pour cela il faut que les personnes détenues satisfasse aux obligations prévues par la loi.
Comment la Russie peut-elle prétendre partager les valeurs européennes quand la concurrence en économie et en politique n'est pas admise ?

Je ne vois aucune contradiction. La concurrence, c'est la lutte. Si une des parties prend l'avantage puis l'emporte, ça veut dire que la concurrence existe. Dans tout pays, les acteurs économiques tentent d'êtres proches du pouvoir et d'obtenir des avantages. Nous avons évoqué un des "capitaines" de l'industrie pétrolière russe. A une époque, ces personnes se voyaient refuser le visa d'entrée aux Etats-Unis, on considérait qu'ils étaient liés à la mafia. Soulager son existence en prison, ne serait-ce pas faire deux poids, deux mesures ? La lutte pour les privilèges a toujours existé et existera toujours. La Russie n'est pas un cas unique. Nous nous sommes efforcés de tenir à distance égale les représentants du monde des affaires, plutôt avec succès me semble-t-il.
Le problème était peut-être que Khodorkovski allait trop souvent aux Etats-Unis, et qu'il avait un visa…

Il a finalement obtenu ce visa, alors que d'autres entrepreneurs, comme M. Deripaska, ne l'ont pas. J'ai demandé pourquoi à mes collègues américains. Si vous avez des raisons de ne pas lui délivrer de visa, si vous avez des documents sur des activités illégales, donnez-les nous, nous les exploiterons. Ils ne nous donnent rien, ne nous expliquent rien et lui interdisent l'entrée. [Oleg Deripaska] n'est ni mon ami, ni mon parent. Il représente le grand business russe. Il a des affaires de plusieurs milliards de dollars dans différents pays du monde. Pourquoi restreindre ses déplacements ? Qu'a-t-il fait ? Si vous n'avez rien, levez les entraves. Concernant Khodorkovski, le problème n'est pas ses voyages à l'étranger, mais le fait que la loi a été enfreinte à plusieurs reprises et brutalement. Il a été établi par la justice que le groupe dont il faisait partie a commis des crimes contre des personnes, et pas seulement de nature économique. Ils ont tué plus d'un homme. Une telle lutte concurrentielle est intolérable et nous allons bien sûr y mettre fin par tous les moyens.
Mais il y a aussi le cas du Britannique William Browder, du fonds d'investissements Hermitage présent en Russie, qui est interdit d'entrée depuis 2005 sans savoir pourquoi…

J'entends ce nom pour la première fois. Si quelqu'un estime que ses droits sont violés, qu'il aille au tribunal. Notre système judiciaire, grâce à Dieu, fonctionne. Récemment, une journaliste a été accusée d'avoir franchi la frontière avec trop de devises. Une enquête a été ouverte contre elle. Je crois savoir qu'elle se trouve en France. Elle n'a qu'à rentrer en Russie, se présenter devant la justice et lutter pour ses droits. Mais elle a eu peur. Or la Cour constitutionnelle vient de se prononcer : oui, elle a violé la loi, mais cela ne doit pas entraîner de poursuites pénales. Ce genre d'affaires relève de la justice administrative.

Comment doit-on qualifier le système politique russe ? Est-ce une dictature, un régime autoritaire, une démocratie ?

Nous développons notre pays suivant des principes qui ont fait leurs preuves dans le monde civilisé et qui correspondent à nos traditions et notre culture politique. Le multipartisme, ce n'est pas des milliers de partis incapables d'organiser le processus politique, qui démolissent l'Etat par leur travail, leurs actions et leurs ambitions. Le multipartisme, c'est sans doute un système dans lequel les grands partis représentent les intérêts de divers segments de la population, fonctionnent efficacement et, dans le cadre d'un affrontement civilisé, parviennent à élaborer des décisions répondant aux intérêts de la majorité de la population. Nous avons beaucoup œuvré au renforcement du parlementarisme et du multipartisme. Nous avons réellement avancé, sur un plan législatif, dans la transmission des pouvoirs fédéraux vers les régions et les municipalités. En fait, on a décentralisé le pouvoir en l'accompagnant des ressources financières. Il n'y a pas de société démocratique, normale et civilisée sans composante municipale.
Il existe une tradition. Voyez le Liban. Les différents groupes de populations doivent être représentés dans les hautes sphères politiques. C'est aussi le cas dans le Caucase, au Daguestan. On y trouve plusieurs nationalités reconnues. Si le représentant de l'une d'entre elles dirige la République, le représentant d'une autre devient le président du Parlement et un troisième, chef du gouvernement. Que Dieu vous préserve de rompre cette hiérarchie ! Ca ne sera pas admis dans la conscience collective. On peut faire semblant et dire que cela n'est pas bien, ni démocratique, et qu'il faut à tout prix des élections directes du président, à bulletins secrets. Mais cela détruira la République et je ne peux le permettre. Je suis obligé de tenir compte de l'avis des gens qui vivent sur ce territoire depuis 1 000 ans. Je respecterai leur choix, leur conception de la vie.

Vous vantez la qualité du système judiciaire russe…

Je dis que malgré tous les problèmes existants, le système judiciaire se développe et prouve sa vitalité.

M. Medvedev a parlé de façon plus négative, en évoquant le "nihilisme juridique". Où est la vérité ?

La vérité, c'est que vous avez mal entendu. Il a parlé de nihilisme politique, non pas dans les tribunaux, mais dans la conscience collective. Sans doute existe-t-il. Mais la conscience collective n'est pas coupable. Dans le secteur de la sécurité et de l'administration publique, notamment la justice, les intérêts de la population étaient mal défendues. Il est donc naturel que les citoyens n'aient ni respect ni confiance dans ce système. En cela, il a parfaitement raison. (…)

Si la situation semble normalisée en Tchétchénie, elle s'est aggravée en Ingouchie et au Daguestan. Quel y est selon vous le problème clé ?

La situation en Tchétchénie s'est vraiment améliorée. Le peuple tchétchène a fait le choix de développer sa république dans le cadre de la Fédération. Nous avons vu sa réaction face aux tentatives d'introduction dans la conscience collective de formes non traditionnelles de l'islam. Le wahabbisme, en soi, est un courant de l'islam qui n'a rien de dangereux. Mais il existe des mouvances extrémistes, dans le cadre de ce wahabbisme, qu'on a tenté d'imposer dans la population tchétchène. Les gens ont très bien compris qu'on n'agissait pas dans leurs intérêts mais qu'on faisait d'eux un instrument de déstabilisation de la Fédération de Russie. Cela suppose des souffrances pour le peuple. La stabilisation a commencé par cette prise de conscience. Lorsque nous avons compris ce changement d'état d'esprit, nous avons transmis l'essentiel du pouvoir aux Tchétchènes eux-mêmes dans le domaine de la sécurité et de l'économie. (…) C'est grâce à cela qu'on a pu reconstruire Grozny et restaurer l'économie. En ce qui concerne le Daguestan et l'Ingouchie, nous savons très bien ce qui s'y passe : des intérêts économiques et non politiques se heurtent. C'est peut-être l'expression d'oppositions politiques mais ce n'est pas lié à des mouvances séparatistes. (…)
La guerre en Tchétchénie, les prises d'otages de Beslan et de Nordost sont les pages noires de votre présidence. Aurait-il été possible d'agir autrement ?

Non. Je suis sûr que si nous avions essayé d'agir autrement, tout cela aurait duré jusqu'à aujourd'hui. Nous devions contrer les tentatives de déstabilisation de la Russie. Tout pays faisant des concessions aux terroristes essuie au final des pertes plus grandes que celles subies dans les opérations spéciales. Au bout du compte, cela détruit l'Etat et alourdit le nombre des victimes.

En dehors de la lutte antiterroriste, les défenseurs des droits de l'homme déplorent des crimes contre les civils tchétchènes. La lumière sera-t-elle faite sur ces crimes ?

Dans la République tchétchène, les tribunaux et le parquet travaillent activement. Des poursuites sont lancées contre les auteurs de tels crimes, indépendamment de leurs fonctions. C'est valable pour ceux qui ont combattu [côté tchétchène] et aussi pour les militaires russes. (…) Plusieurs officiers membres des organes de sécurité et de l'armée ont déjà été jugés et condamnés. Ce n'était pas évident pour nos tribunaux. Malgré l'évidence de leurs crimes, les jurys populaires les ont relaxés à plusieurs reprises. Ca en dit long sur l'état d'esprit de la société russe, surtout après les sauvageries commises par les terroristes sur notre population civile. Si nous voulons rétablir la paix civile, personne ne doit franchir la ligne rouge de la loi.

Qu'attendez-vous de la présidence française dans l'Union européenne ?

La France est notre partenaire traditionnel et sûr. On a toujours parlé de partenariat stratégique, cette expression me convient. De tout temps, la France a mené une politique étrangère indépendante et j'espère que cela continuera. C'est dans le sang français. Il est difficile d'imposer aux Français quelque chose venu de l'extérieur. Tout dirigeant français devra en tenir compte. Nous apprécions cette indépendance et c'est pourquoi nous attendons beaucoup de la présidence française. Nous espérons un dialogue constructif pour établir une base juridique dans le partenariat avec l'UE. Le document fondateur de nos relations vient d'expirer. Il n'y a pas de vide juridique car la procédure existante permet de le prolonger chaque année. Mais il faut le renouveler. Nous voulons signer un nouveau traité, nous l'avons dit à plusieurs reprises, tout comme nos partenaires européens. La présidence française doit amener un nouveau souffle.
Estimez-vous que l'Iran essaie d'acquérir la bombe nucléaire ?

Je ne le crois pas. Rien ne l'indique. Les Iraniens sont un peuple fier et indépendant. Ils veulent jouir de leur indépendance et utiliser leur droit légitime au nucléaire civil. Je suis formel : sur un plan juridique, l'Iran n'a rien enfreint pour l'instant. Il a même le droit d'enrichir [de l'uranium]. Les documents le disent. On reproche à l'Iran ne pas avoir montré tous ses programmes à l'AIEA. Ce point reste à régler. Dans l'ensemble, l'Iran a, semble-t-il, dévoilé ses programmes nucléaires. (…) J'ai toujours dit ouvertement à nos partenaires iraniens que leur pays ne se trouvait pas dans une zone aseptisée mais dans un environnement compliqué, dans une région du monde explosive. Nous leur demandons d'en tenir compte, de ne pas irriter leurs voisins ou la communauté internationale, de prouver que le gouvernement iranien n'a pas d'arrière-pensées. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec la partie iranienne et avec nos partenaires du "Groupe des 6" et nous continuerons à le faire. (…)

Si vous appreniez que l'Iran confectionne vraiment une bombe nucléaire, serait-ce un problème pour la Russie ?

La politique ne supporte pas le subjonctif. Quand nous disposerons de telles informations, nous réfléchirons à la marche à suivre.

Sur le plan des principes, l'Iran en tant que grande puissance peut-elle prétendre à l'arme nucléaire ?

Nous sommes contre. C'est notre position de principe. (…) Cette voie est extrêmement dangereuse. Elle n'est bonne ni pour la région, ni pour l'Iran. Utiliser l'arme nucléaire dans une région aussi petite que le Proche-Orient serait synonyme de suicide. Quels intérêts cela servirait-il ? Ceux de la Palestine ? Alors les Palestiniens cesseront d'exister. Nous connaissons la tragédie de Tchernobyl. (…) Ce serait contre-productif. Nous avons toujours été sur cette position et j'espère que le président Medvedev la partagera toujours.
Nous allons, par tous les moyens, empêcher la prolifération de l'arme nucléaire. Pour cette raison, nos avons proposé un programme international d'enrichissement de l'uranium, car l'Iran n'est qu'une pièce du problème. Beaucoup de pays émergents se trouvent face au choix de l'utilisation de l'énergie nucléaire à des fins civiles. Ils vont avoir besoin d'enrichir de l'uranium et pour cela de créer leur propre circuit fermé. Il y aura toujours des doutes sur l'obtention de l'uranium à des fins militaires. C'est très difficile à contrôler. C'est pour cela que nous proposons que l'enrichissement se fasse dans des pays au-dessus de tout soupçon, car ils ont déjà l'arme nucléaire. Pour engager ce processus, les participants devront être certains de recevoir les quantités nécessaires et qu'on leur reprendra le combustible usagé. On peut créer ce système. Il sera suffisamment fiable et sans danger.

En quoi une éventuelle adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN serait une menace pour la Russie ?

Nous sommes opposés à l'élargissement de l'OTAN en général. L'OTAN a été crée en 1949 en vertu du 5e article de l'accord de Washington sur la sécurité collective. Son objectif était la défense et la confrontation avec l'Union soviétique, pour se protéger d'une éventuelle agression, comme on le pensait à l'époque. L'URSS avait beau dire qu'elle n'avait pas l'intention d'agresser qui que ce soit, les Occidentaux prétendaient le contraire. L'Union soviétique n'est plus, la menace non plus, mais l'organisation est restée. D'où la question : contre qui faites-vous "ami-ami" ? Pour quoi faire ? Admettons que l'OTAN doive lutter contre les nouvelles menaces. Quelles sont-elles ? La prolifération, le terrorisme, les épidémies, la criminalité internationale, le trafic de stupéfiants.

Pensez-vous que l'on puisse résoudre ces problèmes au sein d'un bloc militaro-politique fermé ?
Non. (…) Ils doivent être résolus sur la base d'une large coopération, avec une approche globale et non pas en suivant la logique des blocs. (…) Elargir l'OTAN, c'est ériger de nouvelles frontières en Europe, de nouveaux murs de Berlin, invisibles cette fois mais non moins dangereux. C'est limiter les possibilités de lutter efficacement et ensemble contre les nouvelles menaces. La défiance mutuelle s'installe, c'est néfaste. Et puis, nous savons comment sont prises les décisions à l'OTAN. Les blocs militaro-politiques conduisent à une limitation de la souveraineté de tout pays membre en imposant une discipline interne, comme dans une caserne.
Nous savons bien où les décisions sont prises : dans un des pays leaders de ce bloc. Elles sont ensuite légitimées, on leur donne une apparence de pluralisme et de bonnes intentions. C'est ce qui s'est produit avec le bouclier antimissile. D'abord ils ont pris la décision, puis ils en ont débattu à Bruxelles en raison de nos pressions ou de nos critiques. Nous craignons que l'adhésion de ces pays à l'OTAN ne se traduise par l'installation chez eux de systèmes de missiles qui nous menaceront. Personne ne leur demandera plus leur avis. (…) On parle sans arrêt de la limitation des armements en Europe. Mais nous l'avons déjà fait ! Résultat, deux bases militaires ont émergé sous notre nez. Bientôt, il y aura des installations en Pologne et en République tchèque. Comme disait Bismarck, seul compte le potentiel, non pas les déclarations et les intentions. Nous voyons que les installations militaires se rapprochent de nos frontières. Mais pour quelle raison ? Personne ne menace personne.
Je ferai une autre remarque : nous avons évoqué la question de la démocratie. Nous devons toujours l'avoir à l'esprit. Les dirigeants au pouvoir ne devraient-ils pas l'appliquer en matière de relations internationales ? Peut-on être à la fois un pays bien intentionné et démocratique, et en même temps effrayant ? La démocratie, c'est le pouvoir du peuple. En Ukraine, près de 80 % de la population est hostile à une adhésion à l'OTAN. Nos partenaires disent pourtant que le pays y adhèrera. Tout se décide donc par avance, à la place de l'Ukraine. L'opinion de la population n'intéresse plus personne ? C'est ça, la démocratie ?

En France, la peine de mort a été abolie en 1981 alors que, probablement, la majorité de la population y était hostile. Parfois, les responsables doivent imposer les grands choix…

Cette responsabilité politique peut être prise calmement par référendum. Il suffit de demander aux gens leur avis. Une question humanitaire, comme la peine de mort, n'entre pas dans ce cadre. On entend souvent la chose suivante, à propos du partenariat avec la Russie : " Nous, les pays occidentaux, devons choisir nos alliés en fonction de valeurs communes." Nous avons évoqué les événements pénibles survenus dans le Caucase il y a quelques années. Grâce à Dieu, c'est terminé. Mais même dans les conditions d'une quasi guerre civile, nous avons de fait aboli la peine de mort. C'était une décision lourde mais responsable. Ce ne sont pas des valeurs communes, ça ? Dans certains pays du G8, dont certains sont membres de l'OTAN, la peine de mort existe et les condamnés sont exécutés. Alors pourquoi est-on si partial vis-à-vis de la Russie ? Ce qui est permis à César ne l'est pas aux autres ? Un tel dialogue serait productif. Jouons cartes sur tables, respectons-nous. Ainsi, nous avancerons.
Vous vous êtes opposés à Washington sur de nombreux dossiers : le Kosovo, l'Irak, le bouclier antimissile, le nucléaire iranien. Comment jugez-vous le bilan de George Bush en politique étrangère ?

Je ne porterai pas de jugement car je ne me sens pas en droit de le faire. C'est au peuple américain de juger. J'ai mon avis. Je pense que le président des Etats-Unis porte une énorme responsabilité puisque son pays a une lourde charge dans les affaires internationales et dans l'économie mondiale. Il est toujours facile de critiquer de l'extérieur. Nous avons toujours eu notre propre position sur de nombreux dossiers, et donc des divergences dans la résolution des problèmes. Nous n'étions pas les seuls. La France, sur l'Irak, partageait nos vues. Plus encore, l'Allemagne et la France ont pris position sur l'Irak avant que nous ne les rejoignons, et non le contraire. On a dit que notre point de vue n'était pas juste. La vie a démontré que rien ne peut être résolu par la force. Impossible. Il ne peut y avoir de monopole dans les affaires internationales. Il ne peut y avoir de structure monolithe dans le monde, ni d'empire ou de maître unique. De telles questions peuvent se résoudre uniquement de façon multilatérale, sur la base du droit international. La loi du coup de poing ne mène à rien. Si on continue sur cette voie, il y aura tant de conflits qu'aucun Etat n'aura assez de ressources pour les éteindre.
Dans nos relations avec les Etats-Unis, il y a plus d'aspects positifs que de divergences. Par exemple, les échanges commerciaux s'accroissent d'année en année. Nous avons beaucoup d'intérêts communs sur les grands dossiers internationaux, en particulier face à la prolifération. Là-dessus, nous sommes totalement en accord. La lutte contre le terrorisme a souvent un aspect confidentiel, mais elle devient de plus en plus efficace. Nous nous sommes vus récemment avec George Bush à Sotchi. J'ai eu la possibilité de le remercier pour la collaboration entre nos services dans la lutte antiterroriste. Nous n'avons pas de grande divergence sur le nucléaire iranien.
La Russie est membre du Conseil de sécurité et dans le cadre du "Groupe des six", nous agissons en accord avec le Conseil et votons à l'unanimité ses résolutions. Cela dit, comme le dit l'article 41 du chapitre 7 de la charte des Nations unies, tout ce que nous avons entrepris ne suppose pas l'usage de la force. Différents points de vue s'expriment à Washington. Dieu merci, aucune action militaire n'a été décidée. Nous espérons que cela n'arrivera pas. Nous comprenons que nous devons résoudre ce problème ensemble. Donc oui, nous avons des divergences, mais l'atmosphère de coopération et la confiance sont telles, qu'ils nous donnent de l'espoir pour l'avenir. C'est cela d'ailleurs qui nous a permis de signer à Sotchi une déclaration sur la collaboration à long terme entre nos pays.
La Russie n'a pas reconnu l'indépendance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, mais elle a renforcé son contrôle sur ces deux régions séparatistes. Le statu-quo vous convient-il ?
Vous avez dit séparatistes ? Et pourquoi n'utilisez-vous pas ce mot au sujet du Kosovo ? Vous ne répondez pas ? C'est parce que vous ne pouvez pas répondre.
En Abkhazie, il y a eu des nettoyages ethniques qui ont conduit au déplacement de 300 000 Géorgiens. Au Kosovo, c'est l'inverse, en 1999, les Albanais ont subi le même sort.

Non, ça n'est pas du tout l'inverse. Des milliers, des centaines milliers de Serbes, ne peuvent rentrer au Kosovo. C'est la même chose. Où avez vous vu le retour des réfugiés au Kosovo ? On chasse les derniers Serbes de là-bas. Ne racontez pas d'histoires, je sais ce qui s'y passe réellement. Vous n'êtes pas en mesure de garantir aux réfugiés la sécurité et des conditions de vie décentes. Donc c'est exactement la même chose. Concernant le départ de la population géorgienne, oui c'est vrai. Mais 55 000 Géorgiens sont déjà rentrés dans le district de Gali en Abkhazie. On aurait pu poursuivre ce processus s'il n'y avait eu ces pressions militaires de la part de Tbilissi. Vous savez, quand il y a eu cette soi-disant révolution socialiste en 1919, la Géorgie s'est constituée en Etat indépendant. L'Ossétie, elle, a déclaré qu'elle ne voulait pas être partie intégrante de la Géorgie, qu'elle voulait rester au sein de la Fédération de Russie. Le pouvoir géorgien a entrepris des expéditions punitives considérées par les Ossètes à ce jour encore comme des massacres, des nettoyages. Ces conflits ont un caractère ancien et profond. Pour les résoudre, il faut s'armer de patience et de respect envers les petits peuples du Caucase plutôt que d'utiliser la force.
On dit aujourd'hui que plusieurs drones géorgiens ont été abattus au-dessus de l'Abkhazie par des systèmes de défense russes. Mais pourquoi n'évoque-t-on pas l'interdiction de survoler ces zones de conflits ? Faire voler ces appareils, c'est de l'espionnage. Pourquoi fait-on de l'espionnage ? En vue d'opérations militaires. Alors quoi, une des parties se prépare à faire couler le sang, c'est ça que nous voulons ? Personne ne veut cela. Pour que les petits peuples aient envie de vivre au sein d'un Etat uni, il faut dialoguer avec eux. Nous ne cessons de le dire à nos partenaires géorgiens.

Le président géorgien Mikheïl Saakachvili a proposé un plan de paix pour l'Abkhazie avec l'octroi d'une large autonomie et le poste de vice-président accordé à un Abkhaze. Cela vous convient-il ?

Il faut avant tout que cela convienne aux Abkhazes. Comment le conflit ethnique a-t-il commencé ? Après la dissolution de l'Union soviétique, Tbilissi a supprimé l'autonomie de ces républiques. Qui les a poussés à cela ? C'est ainsi que le conflit ethnique et la guerre ont commencé. Maintenant, ils [les Géorgiens] disent qu'ils sont prêts à revenir en arrière. "Nous allons vous rendre l'autonomie que nous vous avions enlevé il y a quelques années." Mais visiblement les Abkhazes n'ont plus tellement confiance. Ils pensent que dans quelques années, on les privera à nouveau de quelque chose. (…) Nous avons favorisé le retour de ces 55 000 réfugiés géorgiens en Abkhazie dans le district de Gali. Nous l'avons vraiment fait. Nous avons convaincu les Abkhazes de les laisser passer et de leur assurer des conditions normales. C'est la Russie qui a demandé cela aux dirigeants abkhazes. Je vous le dis franchement, je m'en suis occupé personnellement. J'en ai fait la demande aux dirigeants abkhazes, ils l'ont fait. Nous avons élaboré un plan commun de développement énergétique, de coopération transfrontalière, de construction, d'infrastructures. Nous avons même décidé de reconstruire la voie ferrée. Après les nouvelles démonstrations de force, tout s'est arrêté. Les élections [en Géorgie] approchaient, il fallait montrer que l'on pouvait tout résoudre. Ce genre d'affaire, qui dure depuis des siècles, ne s'intègre pas au calendrier de politique intérieure. Rien de bon ne peut en sortir. J'espère que le plan proposé par Milheïl Saakachvili entrera peu à peu en vigueur parce que, dans l'ensemble, il est juste. Mais il faut que l'autre partie soit d'accord. Le dialogue est nécessaire.

Propos recueillis par Marie Jégo, Rémy Ourdan et Piotr Smolar
La version intégrale de l'interview de Vladimir Poutine
LEMONDE.FR 31.05.08 13h57 • Mis à jour le 31.05.08 13h58

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