samedi 18 août 2007

Les Iakoutes à l'épreuve du réchauffement

Dans la région la plus froide du monde, en Sibérie, les chasseurs de rennes observent des changements climatiques susceptibles de bouleverser leur mode de vie.

COMME un soufflé au fromage retombé : les grandes maisons de bois à deux étages s'affaissent en se tordant. À croire que l'architecte avait abusé de la vodka. En débarquant de l'aéroport de Iakoutsk, capitale de la plus grande région de Sibérie, à 5 000 km de Moscou, ces bâtisses de guingois frappent le regard. Un effet du réchauffement climatique, comme on le dit fréquemment ?
Pratiquement la totalité du territoire de l'immense Iakoutie, cinq fois et demie grande comme la France, repose sur le permafrost. Le pergélisol, comme on l'appelle aussi, est une couche de sol gelé depuis des millénaires, qui affleure à un mètre de la surface et plonge à des dizaines de mètres de profondeur. En fondant, la couche supérieure déstabilise les constructions, jusqu'à provoquer des effondrements, comme dans le district de Namsky à une centaine de kilomètres au nord de Iakoutsk.
Officiellement, ce phénomène ne serait pas lié au réchauffement. « Les affaissements de maisons n'ont rien à voir avec le climat », dit, sévère, le professeur Victor Chepelev. Barbe grise et costume terne de fonctionnaire soviétique, il est le directeur adjoint de l'Institut du permafrost, établissement unique au monde. Un mammouth en ciment accueille le visiteur à l'entrée. Au fronton du vieux bâtiment persiste le sigle « URSS ». Chaque été, ce qu'on appelle la « zone active » du permafrost fond. C'est pour cela que nombre d'immeubles en béton de Iakoutsk sont construits sur des pilotis d'un mètre. Le Pr Chepelev réfute une intensification anormale du phénomène. En cause selon lui : une mauvaise gestion de l'écoulement des eaux usées qui accélère la fonte du sol gelé sous les bâtiments.
Et pourtant, le chercheur ne nie pas la réalité du réchauffement régional, plus rapide que le rythme mondial. En cent ans, la température moyenne hivernale de l'Iakoutie a augmenté de 10 °C. Cette hausse a été 1,5 à 2 fois plus rapide sur les cinquante dernières années que sur les cinquante précédentes. Les températures estivales sont en revanche restées stables. En ce jour de juillet, il fait plus de 20 °C.
Loin des laboratoires, les Iakoutes qui vivent en communion avec leur rude environnement constatent des changements. « Je suis un fils de la nature », se présente Spartak. Cet éleveur de rennes à la retraite, yeux bridés comme tous les Iakoutes, visage buriné qui lui donne plus que ses 56 ans, vit à Khonuu. Ce chef-lieu du district de Moma, quelque 2 000 âmes, se situe à 800 km au nord de Iakoutsk. Assis en pantoufles dans son jardin, devant sa maison en bois, Spartak précise : « Je suis né dans la taïga. » Depuis les années 1960, une loi a interdit les accouchements en pleine forêt, regrette-t-il. « J'étais un bébé en pleine santé ! » L'ancien éleveur de rennes observe que depuis quelques années, certains torrents et même certains lacs ne gèlent plus au coeur de l'hiver. Ce que confirment les « rangers » du parc national de la rivière Moma, à une centaine de kilomètres de là.

« Nous arrivons à faire pousser des pommes de terre »

L'été, la fonte du permafrost fait s'effondrer des pistes, plus qu'autrefois. Les troupeaux de rennes vont encore plus loin qu'avant dans la montagne, pour trouver le frais et fuir les moustiques, poursuit Spartak. Les insectes dévoreurs sont la plaie de l'été iakoute. « Si tu n'as pas vu les moustiques, tu n'as pas vu l'été », résume le dicton local. Depuis cinquante ans, ont constaté des biologistes de Iakoutsk, le printemps arrive dix à quinze jours plus tôt, et l'automne est retardé de quinze à vingt jours.
A quelques rues poussiéreuses et défoncées de chez Spartak, Simion et Maria Sivtsiev, un couple de retraités, font visiter leur serre et leur jardin encombré d'une carcasse de camionnette. « Depuis les années 1980, nous arrivons à faire pousser les pommes de terre à même le sol », explique Maria. Le rendement est certes moindre qu'en les semant dans des caisses surélevées, à l'abri du sol froid, mais autrefois, c'était impensable. Iakov, 42 ans, le fils de Simion et Maria, travaille au ministère régional de l'Environnement. Il se souvient encore de la raclée qu'il prit un hiver où, oubliant d'allumer le poêle le matin, il laissa geler la réserve de pommes de terre de la famille.
À la sortie du village, des sousliks, petits écureuils terrestres, pointent leur museau hors du terrier. « Ils ont fait leur apparition il y a quelques années », observe Iakov. Sur le flanc de montagne planté de mélèzes (l'essence dominante de la forêt iakoute) qui surplombe Khonuu et le confluent de la Moma avec le puissant fleuve Indiguirka, Iakov cueille des groseilles sauvages bien rouges. « Elles aussi ont récemment fait leur apparition. » Sur l'autre rive, le soleil rasant de minuit illumine une crête. Juste là où passe le cercle polaire. Dans la journée, en navigant sur l'Indiguirka en barque à moteur, Iakov a observé un cygne se poser. « Autrefois, ils survolaient la région sans s'arrêter. Peut-être se posent-ils désormais parce qu'il y a plus d'eau », suggère-t-il. Les habitants de Khonuu notent des saisons plus humides, qui gonflent les rivières.
Ce qui facilite plutôt la vie d'Alexandre. Ce jeune homme en débardeur est le capitaine d'un cargo de 600 tonnes qui livre du gaz à Khonuu, en provenance de la mer Arctique. La côte est à la bagatelle de 1 134 km en aval. Et Iakoutsk, dans la vallée parallèle mais bien plus à l'ouest de la Lena, à des semaines, voire des mois, de navigation. Le navire est amarré à la berge rongée par le fleuve et la fonte saisonnière du permafrost. La navigation est délicate sur ces fleuves sibériens dont le cours et les fonds se transforment chaque année.
À -50 °C, les hivers sont plus chauds !
Plusieurs dizaines de kilomètres en amont, là où la Moma n'est navigable qu'en canoë, Iakov rencontre Kyrill qui bivouaque sur la berge. « Technicien au sovkhoze » du village isolé de Sassir, Kyrill, vêtu d'une vareuse kaki à capuche crasseuse, est en forêt depuis quatre jours à la recherche du troupeau de chevaux dont il a la charge. Les bêtes sont laissées en liberté dans ces espaces infinis de forêts et de prairies ouvertes par les incendies saisonniers. Kyrill, accompagné de son chien et de trois chevaux, se plaint des étés plus humides. « Ça gêne la fauche des foins ». Une activité qui mobilise l'été toute la population. On fauche encore à la main, sur des parcelles souvent inaccessibles aux camions. Le foin est indispensable pour les chevaux l'hiver, lesquels sont élevés pour le transport et pour la viande.
« Bien sûr que le temps change, poursuit Kyrill en partageant son thé et son pain, les hivers sont plus chauds. » Pensez, le thermomètre ne descend plus qu'à -50 °C, et encore, qu'une semaine par an. Vu de France, cela ressemble à une plaisanterie. Sauf que « la glace n'est plus aussi solide qu'avant. C'est dangereux de traverser la Moma en voiture ». Or c'est en hiver que les camions rallient Iakoutsk en empruntant la « route fédérale » qui passe par le lit gelé des cours d'eau. « Cela prend deux jours si tout va bien », raconte Sergueï, un solide Ukrainien né ici. Pilote de bateau à moteur l'été, l'hiver, il joue la version polaire du salaire de la peur. « Parfois, on est bloqué et le voyage prend plus de dix jours. Et pas question d'arrêter ton moteur, sinon t'es mort. » Dans ce pays perdu, paradoxalement, le froid est le meilleur allié des transports. Si le réchauffement devait se confirmer et s'amplifier, c'est toute la vie de la vallée de la Moma qui s'en trouverait déséquilibrée.

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