Par Thibaut Klotz, RIA Novosti
Moscou ne se donne jamais. Elle s'impose toujours, avec une désarmante fatalité. Cauchemar des esprits cartésiens, elle ne s'ouvre qu'au rêveur qui saura trouver le moyen de traverser le miroir. Il faut certainement être un peu artiste pour cela. Rester longtemps interdit devant le tumulte des artères souterraines de la mégalopole. Et un jour oser se dire: "Ceci n'est pas une ville".
Dès le premier abord, tout semble évoquer ce passage initiatique. Emporté du sol au septième étage dans l'obscurité silencieuse de l'ascenseur imaginé par le Danois Olafur Eliasson, ce sont les chiffres qui vous travaillent. 101, avenue des Champs-Elysées. 11 artistes russes. Le douzième apôtre, c'est vous.
Il y a tout juste 80 ans, Fritz Lang mettait à l'écran une utopie urbaine qui devait rester jusqu'à nos jours comme le souffle d'une époque. Il y a tout juste 80 ans, Moscou se trouvait au seuil d'une période de transformations extrêmes, comparable par son ampleur aux mutations actuelles qui emportent la capitale russe dans l'ivresse d'une renaissance tous azimuts. Moscopolis, la dernière exposition d'art contemporain présentée à l'Espace Louis Vuitton, jette un pont ambitieux entre ces deux âges de foisonnement urbain, dont les symboles jalonnent aujourd'hui l'horizon d'une ville animée par les fantômes d'une réincarnation permanente.
Pour aborder cette ville, entrer dans les méandres de son moi profond, il faut passer d'abord par une catharsis, la jeter à terre avec la violence d'un Oleg Kulik, qui brûle ses errances moscovites projetées sur trois écrans disposés face à face dans le foyer d'une véritable yourte mongole, emplie d'odeurs de laine, de cheval et de cuir, de couleurs vives et de cris d'oiseaux. Pour ses habitants, Moscou n'est peut-être réellement accessible que depuis l'ailleurs des steppes de Mongolie, loin du tourbillon quotidien de la métropole. La ville de Kulik est un mode de vie dont il faut faire le deuil. Elle redevient dès lors une réalité palpable, fragile, qui n'a pas plus de consistance qu'un château de cartes, comme la cité de Stanislav Shuripa, où le béton se transforme en papier, et où l'immensité urbaine s'étend modestement aux pieds d'une table et d'une chaise. L'univers de Moscou devient un jeu d'ombres et de lumières, un monde ludique et imaginaire sorti de la tête d'un enfant et qui se trouve constamment à sa merci, dans l'angoisse permanente de nouvelles destructions ou mutations imprévisibles.
Alexander Brodsky donne au blanc de ces feuilles de papier dont Shuripa a fait sa matière principale une épaisseur temporelle, dans une représentation pleine de nostalgie du quai de la petite rivière Iaouza, au centre de la capitale. Au bord de l'eau, matérialisée par un empilement de bouteilles entre lesquelles cohabitent seringues, préservatifs et livres anciens, ne reste que la canne d'un pêcheur qui a définitivement quitté la composition, non sans en avoir emporté la couleur, ne laissant au spectateur que le gris pâle et aseptisé des parpaings et de la pâte avec laquelle l'artiste a façonné ses détails. Quelques mégots écrasés traînent encore à côté d'un verre et d'une vieille radio dont le design appartient à une époque bien définie, mais révolue. Moscou s'efface. Comme sur les toiles de plastique de Valery Koshliakov, où l'on devine derrière les verticales tracées par les gouttes couleur pétrole, allégorie d'une renaissance alimentée par l'envolée des cours des matières premières, les perspectives délavées des incontournables de l'architecture soviétique, de l'Université Lomonossov au stade Loujniki, en passant par le pavillon Kosmos du Centre russe des expositions (VDNKh). Le tout dans un espace magnifiquement ouvert sur les toits de Paris.
Mais cet effacement n'est qu'illusion, comme le rappelle le film présenté par Ksenia Peretrukhina. Inspiration crûment contemporaine des grands défilés de la période stalinienne sur la place Rouge, il traite de l'univers du souvenir, mettant en scène dans un décor d'époque un même personnage dont la démultiplication infinie reproduit dans un pas cadencé, presque militaire, l'élan ivre et dérangeant des manifestations de masse où l'individu, comme le spectateur, finit par se noyer. On pense au métro moscovite, constamment surchargé, à cet "état de grève" permanent, pour parodier les réalités parisiennes, et aux visages de ses employés photographiés par Olga Chernysheva. Dans leurs regards absents, reflétant l'atmosphère étourdissante des stations souterraines empruntées quotidiennement par le sempiternel défilé des millions d'usagers, on devine la marche implacable des transformations urbaines qui se déroulent à la surface. La hiérarchie sociale s'incarne dans l'espace vertical, comme dans la Metropolis de Fritz Lang. Il ne reste qu'un pas jusqu'à la fresque désordonnée et oppressante de Valery Chtak, dont la palette de tons froids, du noir au gris-bleu, comme dérobée aux ouvriers qui à chaque printemps depuis des décennies badigeonnent immanquablement les lampadaires et rambardes des ponts moscovites d'une nouvelle couche de peinture, dessine les contours d'un monde intérieur où domine le mélange angoissant des thèmes urbains quotidiens et historiques, soviétiques et postsoviétiques.
A l'étroit dans ses volumes hérités du grand XXe, Moscou n'en finit pas de grandir. Tiraillée entre son statut de capitale d'un empire et son avenir de mégalopole d'envergure internationale, elle cherche aujourd'hui plus que jamais une utopie à sa mesure. Voilà justement le champ de bataille du "réalisme psychédélique" de Pavel Pepperstein, qui croque une utopie poétique, jeune, on voudrait dire presque enfantine. Ses dessins pourraient être les délires futuristes d'un écolier rêveur, délires où se croisent les idées les plus folles dans un désordre rassurant, où les gratte-ciels sont penchés dans une chute interminable ("The falling skyscrapper") et où les fautes d'orthographe trop étranges pour ne pas être volontaires nous rattachent au monde de l'enfance. Dans l'univers présenté par Pepperstein se croisent Malevitch et Kandinsky, les symboles phalliques du shivaïsme, l'alcoolisme et la femme russe, représentée tel Gulliver au milieu d'une ville sur un dessin surréaliste annoté à la fois "Défense antiaérienne de Moscou" et "La femme russe géante".
Pour le groupe des Iced Architects, l'avenir de Moscou est dans la profondeur. Dans leur projet de "New Moscow", la ville telle qu'on l'a connue jusqu'à aujourd'hui se maintient en surface, et chaque bâtiment devient le sommet d'un "corescraper", littéralement "gratte-noyau", construction dont la hauteur n'augmente qu'en repoussant indéfiniment la profondeur de ses fondations. Chaque quartier démultiplie ainsi sans fin sa capacité à accueillir de nouveaux habitants, dont le problème ne sera plus désormais d'arriver jusqu'au centre mais de remonter jusqu'à la terre ferme. Cette "croissance d'en haut" évoque également la perte des racines. Métropole cosmopolite, Moscou accueille sans cesse de nouvelles ambitions, on y vient par vagues faire fortune de tous les recoins de l'ex-URSS comme des plus grandes capitales financières du monde. Les Iced Architects proposent une alternative originale à la fièvre babélienne de la hauteur qui semble avoir pris la capitale russe depuis la construction des sept gratte-ciels staliniens (encore un chiffre biblique...) et se poursuit aujourd'hui dans le projet pharaonique de Moskva City.
En attendant l'utopie, on se contentera de la fresque fluorescente d'Alexeï Kallima, artiste né à Grozny, qui recrée sur les quatre murs d'une salle plongée dans une obscurité teintée d'ultraviolets une atmosphère nocturne où le ciel est allumé non d'étoiles, mais de fenêtres, reprenant l'un des motifs les plus marquants de l'univers moscovite: les façades. On devine dans un subtil jeu de symétries le dialogue des détails entre Paris et Moscou, entre un auvent rayé tendu au-dessus des vitrines d'un café chic et le kiosque anguleux d'une marchande de blinis. Placé au centre de cet espace, le passant devient un lien vivant entre deux réalités qui, privées de l'artifice des stéréotypes, dévoilent une proximité saisissante et inattendue.
Dans une succession effrénée d'images projetées sur un relief de polystyrène, Kirill Chelushkin s'attaque aux canons de l'imagerie moscovite. Dans une alternance ininterrompue de jours et de nuits, d'embouteillages monstres et de Volga des années soixante, deux gratte-ciels taillés à la faucille apparaissent et disparaissent entre les nuages dans de subtils basculements de perspective. Tous les plans ainsi présentés semblent animés d'un élan commun. Des avenues vides aux couleurs passées empruntées au cinéma soviétique jusqu'aux artères de circulation encombrées de voitures et de panneaux publicitaires géants, c'est une même ville qui avance inlassablement vers un avenir encore enfoui dans un épais brouillard de suppositions.
Face à l'angoisse de l'inconnu naît la tentation de la providence. Mais Moscou n'attend aucun messie. Moscou n'appartient à personne. On appartient à Moscou. Parce que Moscou ne se donne jamais. Elle s'impose toujours, avec une désarmante fatalité.
L'exposition Moscopolis est ouverte jusqu'au 13 janvier à l'Espace Louis Vuitton, 101, avenue des Champs-Elysées.
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