dimanche 30 septembre 2007

L'"Homo ukrainus", espèce en voie d'apparition

Anastasia Kounsevskaïa avait 16 ans lorsqu'un professeur lui demanda si elle était patriote. Interloquée, la jeune fille réfléchit quelques instants, puis répondit qu'elle l'était pour trois raisons : elle aimait la bière brune ukrainienne, le chanteur Olexandr Ponomariov et l'équipe nationale de football. Trois raisons pragmatiques qui ont ravi tout le monde, à commencer par son grand-père, autrefois poursuivi par le régime soviétique en raison de son engagement nationaliste. "Il m'a toujours dit que si je voulais soutenir la langue ukrainienne, la meilleure façon était d'accomplir de bonnes actions, comme de tenir la porte dans le métro, puis dire "je vous en prie" ou "de rien" en ukrainien."
Dix ans ont passé. L'indépendance ukrainienne s'est affermie, notamment vis-à-vis du voisin russe à l'étreinte paternaliste. Anastasia Kounsevskaïa, 26 ans, enseigne la psychologie sociale à l'université Chevtchenko de Kiev. Elle a appris le russe dès l'école, à la différence de son frère, de cinq ans son cadet, qui a subi les conséquences de l'ukrainisation de l'enseignement. Au début de l'année universitaire, elle a demandé aux élèves de ses deux groupes de travail en quelle langue ils souhaitaient qu'elle s'exprime. Le premier a opté pour le russe, le second pour l'ukrainien, à son grand plaisir. "Ils ont fait ce choix sous l'impulsion de deux étudiantes brillantes, originaires de l'ouest du pays, s'amuse-t-elle. Elles ont entraîné tout le monde !"
Cette histoire illustre la séparation classique entre deux Ukraines : celle de l'Ouest, anciennes terres polonaises et autrichiennes, tournées vers l'Europe ; celle de l'Est, industrielle, fortement russifiée depuis l'époque de l'impératrice Catherine II. La réalité est encore plus complexe, puisqu'on peut y ajouter une Ukraine centrale, où les influences se mélangent, sans parler du cas particulier de la Crimée, qui a intégré la République socialiste d'Ukraine en 1954.
En politique - on l'a encore vu dans la dernière ligne droite des élections législatives du dimanche 30 septembre -, l'identité nationale est un outil de propagande et de mobilisation. Le président Viktor Iouchtchenko a promis que chaque famille recevrait un drapeau national dans les trois ans. En 2006, il a signé une loi stipulant que 75 % des émissions à la télévision et à la radio devraient être en ukrainien. La réponse n'a pas tardé. Le Parti des régions, enraciné dans l'Est, a promis qu'il conduirait un référendum sur la promotion du russe au rang de langue d'Etat, comme l'ukrainien. "C'est de la communication électorale. Il n'y a aucun problème avec la langue russe en Ukraine !, s'emporte le politologue Vadim Karassov, directeur de l'Institut des stratégies globales. Il y a des journaux, des livres, des enseignements, des chaînes de télévision en russe."
Parler d'un "Homo ukrainus", d'une identité nationale solide, ne va absolument pas de soi, dans un pays de 47 millions d'habitants soumis tour à tour aux influences lituanienne, polonaise, cosaque, autrichienne, aux tsars puis au régime soviétique dont il était un sujet. Certains disent que cet Homo ukrainus est ressuscité, d'autres, qu'il vient de naître et grandit peu à peu depuis l'indépendance, proclamée en 1991. D'autres encore, les nostalgiques, très rares, de l'époque soviétique parmi les 17 % de Russes de souche vivant dans le pays, estiment qu'il n'a pas existé, que le pays sera à jamais un petit frère de la Russie, voire un cousin de province étourdi par l'air de l'émancipation. Eux aussi évoquent l'histoire : il y a dix siècles, l'Ukraine était le foyer de la Rous kiévienne, le premier grand Etat slave.
L'affirmation de la souveraineté nationale et de l'attachement à la démocratie, au travers de la "révolution orange", c'était hier, en 2004. Trop peu de temps s'est écoulé pour que l'Etat, soumis aux soubresauts politiques, parvienne à définir une ligne pédagogique sur la littérature, l'histoire, les langues. Comprendre l'histoire ukrainienne sur la base des manuels en circulation est une gageure tant les imprécisions ou la pure propagande pullulent. Le passé a été nationalisé. "Ces manuels sont très mauvais, grimace Miroslav Popovich, directeur de l'Institut de philosophie de Kiev. On y trouve les mêmes inepties que dans les manuels soviétiques, mais dans l'excès inverse. Cela me rappelle une anecdote. Après 1991, certains ont proposé à l'Institut de transformer la chaire de communisme scientifique en chaire de nationalisme scientifique !"
Miroslav Popovich est l'archétype de l'intellectuel ukrainien de haut rang : il parle ukrainien, polonais et russe. Une espèce rare. Un de ses collègues, spécialiste de la logique à l'Institut, n'enseigne qu'en russe. De père tatar, de mère russe, il a étudié à Moscou et parle mal l'ukrainien, bien que les deux langues utilisent l'alphabet cyrillique et aient de nombreux mots en commun.
Natacha Yermakova, elle, a un problème avec le "nous". Historienne du théâtre ukrainien, enseignante, elle est née à Kiev de parents russes. Richesse et/ou schizophrénie. Double culture, certainement. Elle convoque avec enthousiasme les grandes figures ukrainiennes, s'émeut des répressions dont elles ont été victimes. Parfois, son "nous" affirme une identité ukrainienne, une culture en soi. Parfois, il ramène aux origines familiales. "J'ai reçu la culture russe par le sang, puis j'ai choisi inévitablement la culture ukrainienne en grandissant", résume-t-elle, assise dans un café à la mode du centre de Kiev, où le flux musical anglo-saxon relie la ville à toutes les métropoles du monde occidental.
L'écrivain Maxime Gorki refusa un jour la traduction d'un de ses livres en ukrainien, ce simple "dialecte régional", raconte Natacha Yermakova. "Pensez qu'à la fin du XIXe siècle, lorsqu'on avait l'idée folle de faire un spectacle théâtral en ukrainien, mission quasi impossible, il fallait être enregistré, obtenir une autorisation de la police. Les thèmes aussi étaient limités, il fallait que l'action se passe dans un village et qu'il y ait des intrigues amoureuses. On voulait rendre cette culture primitive, la transformer en carte postale, quitte à éliminer ses plus brillantes figures."
Au début des années 1920, les autorités soviétiques ont laissé se développer les cultures nationales. On a appelé cette période unique la "korienisatsia" (l'enracinement). Mais, à partir de 1929, les interdits culturels et religieux ont été réintroduits par le régime stalinien. "L'homme nouveau" serait formé aux komsomols, foulard rouge autour du cou, chants socialistes sur sa partition.
L'affirmation, aujourd'hui, d'une identité ukrainienne constitue donc un processus chaotique. L'histoire divise plutôt qu'elle n'unifie. L'ouverture, cette année à Kiev, d'un "musée de l'occupation soviétique" provoqua la colère des activistes prorusses dans le pays. Les intellectuels se déchirent autour du terme d'"occupation". Débattent de l'Holodomor, la grande famine de 1932-1933, au cours de laquelle plusieurs millions de personnes ont péri : faut-il parler de "génocide" par la faim planifié par le régime stalinien ?
Les conflits de mémoire ont pris une tournure assez vive ces derniers mois autour des monuments historiques. A Lviv, berceau de l'Ukraine occidentale, le conseil municipal a décidé, le 11 mai, de créer une commission chargée de "décider quels symboles du règne impérial-bolchévique devaient être démolis". Lénine et Félix Dzerjinski, le fondateur de la Tchéka, ancêtre du KGB, sont particulièrement menacés. Et puis, il y a Catherine II. Son évocation suscite beaucoup d'émotions, notamment chez les Tatars de Crimée, région rattachée à l'Empire russe en 1794 après avoir été prise aux Turcs.
En juillet, la pose d'une statue de l'impératrice à Odessa incita les Cosaques à manifester. Le maire de la ville, Edouard Gourvits, en a été fort irrité. Mauvaise cible, à ses yeux. Lui qui n'a jamais été membre du Parti communiste s'est attaqué à d'autres symboles, hérités des temps soviétiques. "En 1994, j'ai signé un décret pour l'enlèvement de 148 monuments, dont 104 étaient des Lénine", énumère-t-il, satisfait. "J'ai aussi fait changer le nom de 179 rues."
Dans les universités de l'ouest du pays, les professeurs parlent ukrainien ; à l'est, surtout le russe. A Kiev et dans d'autres grandes villes, les deux. A l'école, l'enseignement en russe est de plus en plus rare, sauf en Crimée, où une poignée d'écoles seulement ont choisi l'ukrainien. Le puzzle est complexe, mais, peu à peu, l'ukrainien s'impose à une majorité de la population comme la langue première, en particulier dans les nouvelles générations, où un effet de mode se fait sentir. "D'après nos études, explique Andreï Bychenko, de la Fondation Rozumkov, 97 % des citoyens connaissent le russe et l'ukrainien, ou au moins le comprennent. Mais je suis moi-même l'exemple vivant des réflexes hérités de l'époque soviétique. A la maison, je parle l'ukrainien mais dans la rue le russe."
Il est un écrivain fort populaire en Ukraine, du nom d'Oksana Zaboujko. Elle intervient souvent sur la question de l'identité nationale en des termes crus. Pour elle, l'opposition des deux langues est vaine. "L'Ukraine contemporaine n'a pas de culture", constatait-elle en avril dans le journal Ukraïnska Pravda, en soulignant l'ignorance dans laquelle se complaisent ses compatriotes quant à leur passé. Pour preuve, selon elle : l'Ukraine ne s'est toujours pas dotée d'un prix littéraire. Dans les librairies, le livre le plus exposé en ukrainien est le dernier Harry Potter.

Piotr Smolar, envoyé spécial
Le Monde
Article paru dans l'édition du 29.09.07.

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