jeudi 6 septembre 2007

Le vin pousse toujours dans les sovkhozes

Quelques kilomètres dans les vignobles ensoleillés russes suffisent pour comprendre que l’idée n’était pas si saugrenue…Après tout, même si la France a de belles vignes, rien n’empêche de venir cultiver les cépages sur d’autres terres. C’est ce qu’ont pensé Franck Duseigneur et Gaël Brullon en développant le label Château le Grand Vostock. Installés depuis quatre ans dans le Kouban, dans le sud de la Russie, à 60 kilomètres de la mer Noire, les deux ingénieurs trentenaires diplômés de l'école nationale d'ingénieurs des travaux agricoles de Bordeaux (ENITA) ont planté leurs premiers pieds en 2003, avec pour défi la conquête du marché russe, grâce à des vins de qualité plus accessibles que les vins du nouveau monde. Leur force : un vignoble au cépage français, les méthodes de l’hexagone, mais un coût de production bien plus faible et surtout une surface de rêve : 160 hectares de vigne issus de l’ancien sovkhoze. « C’est difficile de travailler ici, sur un marché qui n’est pas encore structuré, avec un manque criant de fournisseurs pour le matériel. Mais ça en vaut la peine ! », s’enthousiasme Franck, directeur général de 31 ans, désormais habitant de Sadovi, village de 2 000 habitants niché au pied du Caucase. Les terres appartiennent à une fortune moscovite qui a cherché à diversifier son business…et qui compte sur ses bonnes relations avec l’élite politique pour développer ses débouchés. Tenace, le couple ne s’est pas arrêté aux petits aléas inévitables lorsque l’on monte un business. Plus encore que les discussions sur la stratégie à adopter, le montant des salaires, ou le choix du cépage, ce sont les rapports professionnels qui ont peut-être été les plus déroutants. « Il a fallu faire comprendre à nos salariés qu’il valait mieux dire son erreur plutôt que de la cacher, raconte Gaël, jolie brune de 32 ans originaire de l’île de Ré. Parfois des lettres de démissions nous arrivent alors même qu’aucun problème n’a été signalé. » Le communisme a eu le temps d’installer les sovkhozes…et ses travailleurs. Dans ces fermes d’Etat soumises au régime industriel à partir de 1937, l’important était de respecter les plans, dont l’exigence était davantage quantitative que qualitative. Sous cette forte contrainte, beaucoup de paysans réservaient leur énergie à la culture de leurs propres parcelles. Pas étonnant que les deux jeunes entrepreneurs aient à vaincre une certaine méfiance vis-à-vis des patrons venus d’un système autrefois fondé sur la peur. Et puis si les cépages et la façon de s’occuper des vignes sont français, l’hiver lui, est bien russe. Celui de 2005-2006 qui a atteint des températures allant jusqu’à moins 34 degrés, a gelé une bonne part du vignoble. « Château le Grand Vostock » prévoit de redresser la barre et sortir en 2007 près de 600 000 bouteilles. Reviendra-t-on alors au temps où cette région rayonnait dans toute la Russie pour sa production de vin ? Cet élan été brisé par un oukase de Gorbatchev en 1986 contre l’alcoolisme qui provoqua la destruction des pieds et le développement de simples jus, mais surtout par la chute de l’URSS qui stoppa net les commandes d’Etat. Aujourd’hui la majorité des anciens sovkhozes de la région se meurt, faute d’investissements. Mais la région produit encore 50 % du raisin en Russie. Il n’est pas facile de reprendre la main dans un système capitaliste qui a laissé entrer les vins du nouveau monde. La coopérative Lénine, autrefois fournisseur du Kremlin, n’a plus les moyens de renouveler tout son matériel (trop vieux et qu’il faut acheter à l’étranger pour la plupart ) mais tente de rattraper le retard en s’aidant de conseillers étrangers : australiens ou européens. Le problème est celui des débouchés. D’abord le marché intérieur. Il faut réussir à former le goût des Russes. Non seulement pour qu’ils se détournent de la vodka ou de la bière. Ensuite pour qu’ils sachent apprécier le vin autrement que par son prix. La consommation de vin en Russie, même si elle augmente, reste une des plus faibles parmi les pays industrialisés, environ 20 litres par personne et par an. Aujourd’hui interdit en Russie, la mode est au vin rouge sucré, longtemps servi par les pays voisins comme la Georgie et la Moldavie. Mais l’exigence des consommateurs évolue et les vins les plus populaires sont ceux originaires de France, d’Espagne et d’Italie.Pour ce qui est des vins des pays voisins, exclus du marché russe depuis mars 2006 officiellement pour des raisons sanitaires la situation est en train de changer. La Moldavie a annoncé en mai 2007 qu’elle était prête, techniquement et économiquement, à reprendre ses exportations de vin vers la Russie et à récupérer 30 à 35% de son ancienne part du marché russe. Le gouvernement russe a donné fin juin des instructions relatives aux livraisons de vin moldave sur le marché russe. « Vers la Russie, on n'exportera que des vins chers, d'appellation contrôlée, vieux et de collection », avait estimé le chef de direction de l'entreprise publique moldave Moldova-Vin, Mudria. Pour la Géorgie, la Russie a annoncé qu’elle lèvera graduellement les sanctions économiques prises à son encontre C’est ce qu’a déclaré jeudi 14 juin 2007, Evgueni Primakov, président de la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Russie, avant l'ouverture de la réunion des présidents des CCI des pays de la CEI. L’autre défi est de réussir à former le goût des russes pour la boisson de Bacchus. Car pendant longtemps ils ont préféré les vins doux et sucrés quand ce n’était pas la bière ou la vodka. Mais la consommation a tendance à augmenter : de l’ordre de 8 à10 % par an. La mise au ban récente du vin géorgien montre aussi à quel point les Russes ont été sensibles au prétexte du Kremlin : s’il vient des mains de l’étranger, c’est qu’il est aromatisé. Une pensée qui persiste parfois encore…

Agathe Fardel
Le Courrier de Russie

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