lundi 17 septembre 2007

Néoconservatisme américain: mort annoncée d'un léninisme à l'échelle du monde


Interview de Francis Fukuyama au quotidien Kommersant


Le célèbre spécialiste américain en sciences politiques Francis Fukuyama est arrivé à Moscou après être intervenu au Forum économique de Saint-Pétersbourg. L'auteur de "La fin de l'histoire" a donné une conférence dans la capitale russe, avant de rencontrer les membres de la Chambre civile et de présenter son dernier ouvrage qui vient de sortir en russe chez AST, "L'Amérique à un carrefour: démocratie, pouvoir et héritage néoconservateur". Francis Fukuyama a accepté d'en dire plus sur ce "carrefour" à la correspondante du Kommersant.
Professeur d'économie politique internationale à l'Université Johns-Hopkins de Baltimore, Fukuyama s'est fait connaître du monde entier grâce à la parution en 1992 de son livre "La fin de l'histoire et le dernier homme", édité dans plus de vingt pays. Dans cet essai, le chercheur prédisait une victoire de la démocratie occidentale sur toute la planète après l'effondrement de l'URSS. A la fin des années 90, il défendit fermement la nécessité de renverser Saddam Hussein, mais, au grand étonnement de nombreux observateurs, ne soutint pas la campagne militaire américaine contre l'Irak en 2003. Ces dernières années, il a pris ses distances avec les néoconservateurs, critiquant activement l'administration de George W. Bush.
- Votre livre qui vient de paraître en russe s'intitule "L'Amérique à un carrefour". Est-ce à dire que, selon vous, elle doit choisir aujourd'hui une nouvelle voie?
- Avec l'arrivée au pouvoir de l'administration Bush et particulièrement après le 11 septembre 2001 s'est imposée l'idée selon laquelle l'Amérique étant la première puissance du monde, elle se devait de s'occuper des problèmes les plus importants de la planète: le terrorisme, les droits de l'homme et les crises humanitaires. Et ce point de vue, doublé de la guerre en Irak, a été à l'origine d'une vague d'antiaméricanisme sans précédent dans le monde. Il s'est avéré que même nos plus proches alliés européens ne considéraient pas que nous ayons le droit de nous comporter de la sorte. Je pense que la politique étrangère américaine se trouve aujourd'hui dans une situation critique. Nous avons réussi l'exploit de nous placer en opposition avec la presque totalité du monde. Loin d'avoir pu améliorer la situation en matière de terrorisme, nous l'avons même aggravée. Dans "L'Amérique à un carrefour", je me demande de quelle manière nous pourrions parvenir à nous sortir de là, et comment rétablir l'image de l'Amérique aux yeux du reste du monde.
- Dans votre livre, vous expliquez que, pour résoudre ce problème, l'Amérique doit aider la démocratie à s'étendre dans le monde, mais sans utiliser pour cela la force militaire. Ne croyez-vous pas que c'est un peu naïf?
- Je voulais juste souligner la possibilité de telles relations entre l'Amérique et les autres pays du monde. En fait, ce n'est pas tant la démocratie que le développement qui me préoccupe. Je pense qu'il y a des pays qui, pour bien se développer, ont justement besoin d'un gouvernement non-démocratique. Et je voulais dire que les Etats-Unis et les autres contributeurs du type de la Banque mondiale devraient faire plus d'efforts afin de rendre ce développement possible.
- "Bon gouvernement non-démocratique", voilà qui sonne comme une expression inventée par les secrétaires du Kremlin, vous ne trouvez pas?
- L'expression "bon gouvernement" peut être comprise de différentes manières. On peut parfaitement imaginer un gouvernement qui ne soit pas arrivé au pouvoir à la suite d'élections démocratiques, mais qui travaille tout de même de manière très efficace au développement du pays. Le meilleur exemple nous est fourni par la Chine. Là-bas, c'est toujours le Parti communiste qui est au pouvoir, et le pays se développe de manière exceptionnelle. Et beaucoup de pays dirigés par des gouvernements démocratiques sont loin de pouvoir en dire autant. Sur un court laps de temps, tout peut très bien fonctionner même sans démocratie, regardez, outre la Chine que j'ai déjà citée, la Corée du Sud ou le Chili. Jusqu'à quel point un "bon gouvernement" (c'est-à-dire bon au sens économique, au sens du développement du pays) a lui-même besoin d'une structure de type démocratique, c'est là une autre question. Je considère que dans la plupart des cas il en a besoin. A terme. Parce qu'il aura besoin, là-aussi pour des raisons de développement, d'un système d'interaction avec les gens à l'intérieur du pays.
- Dans votre livre, vous avancez l'écartement de la Russie de la voie démocratique comme l'un des exemples de l'échec de la politique étrangère américaine néoconservatrice.
- Oui, parce que je considère que dans les années 90 les Etats-Unis ont poussé trop rapidement la Russie à réformer sa structure étatique. Je pense que c'est lié au fait que l'administration américaine ne se rendait pas bien compte de ce qu'est que le processus d'édification de l'Etat. J'ai évoqué cela dans mon avant-dernier livre, "State building: gouvernance et ordre du monde au XXIe siècle". Je l'avais formulé ainsi: les pays ont besoin d'un Etat, car sans Etat pour défendre l'ordre, la propriété et les droits fondamentaux des citoyens, rien n'est possible. Et je pense que votre libéralisation vertigineuse des années 90 a dans une certaine mesure avancé à rebours des fonctions fondamentales de l'Etat. Poutine, en tant que phénomène, est pour beaucoup une réaction à cela.
Il me semble que le problème principal lié au gouvernement actuel en Russie n'est pas le recul de la démocratie mais l'absence de transparence. Par exemple, Gazprom appartient à l'Etat, et qui sait où va l'argent de Gazprom? En l'absence de transparence, les relations entre les dirigeants et les citoyens se résument à la chose suivante. Les dirigeants se contentent de dire aux gens: "Faites nous confiance, nous allons tout faire comme il faut". Mais comment faire confiance en l'absence de tout mécanisme pouvant obliger les dirigeants à répondre de leurs actes? C'est bien cette absence de transparence qui me semble être le plus inquiétant dans la Russie d'aujourd'hui.
- Il n'y a pas longtemps, vous avez annoncé aux médias la fin du "moment néoconservateur". N'avez-vous pas peur d'annoncer à nouveau la fin de quelque chose, alors même que tout le monde s'accorde sur le fait que la fin de l'histoire que vous aviez annoncée n'a pas eu lieu?
- Je ne peux rien faire contre cela. "La fin de l'histoire" a dans l'ensemble été mal interprété. Beaucoup ont compris que plus aucun événement ne se produirait dans le monde: ce n'est pas du tout ce que je voulais dire. Avec "La fin de l'histoire", j'ai abordé les choses, en quelque sorte, d'un point de vue marxiste: j'ai regardé le monde à l'aune de la théorie du développement et de la modernisation. Quand j'ai écrit qu'à la fin de l'histoire il y aurait non pas l'utopie communiste mais une forme de la démocratie bourgeoise, j'ai seulement changé la fin du schéma marxiste, mais pas son mécanisme d'évolution. Je suis certain que nous continuons à nous approcher de la fin de l'histoire. Pour ce qui est de l'époque néoconservatrice, je pense que jamais plus à l'avenir les idées néoconservatrices n'auront autant d'influence sur la politique américaine que lors du premier mandat de George W. Bush. L'administration Bush a mis en pratique les idées des néoconservateurs. Cela ne se produira plus jamais. L'année prochaine, nous aurons une nouvelle administration dont les priorités, j'en suis sûr, seront bien différentes.
- Vous avez même été jusqu'à comparer "néoconservatisme" et "léninisme".
- L'idée du léninisme consiste à accélérer, par des méthodes violentes, le processus de développement et de modernisation. C'est ce que Lénine a fait dans votre pays et ce que l'administration Bush, d'après moi, a décidé de faire à l'échelle du monde: accélérer par la force le processus de démocratisation. C'est pourquoi je les ai appelés "léninistes". Je ne pense pas que, dans leur cas, le résultat diffère de celui des Soviets.

Cette interview est tirée de la presse et n'a rien à voir avec la rédaction de RIA Novosti de avec celle du blog IEDG.

Aucun commentaire: