...Mais des nuages menaçants sur le ciel russo-américain
Interview du diplomate Evgueni Bajanov.
Commentant les résultats de la rencontre des leaders du G8 en Allemagne, l'éminent diplomate Evgueni Bajanov, vice-recteur de l'Académie diplomatique du ministère russe des Affaires étrangères, a exprimé la certitude qu'au fur et à mesure que le syndrome de l'échec de Moscou dans la guerre froide se dissiperait, la lutte concurrentielle avec l'Amérique s'exacerberait dans le contexte de l'essor de l'économie nationale de la Russie et de l'accroissement de son influence dans le règlement des problèmes globaux. Mais cela n'entraînera pas une nouvelle opposition à outrance entre les deux Etats, comme cela a été le cas entre 1946 et 1991: nous ne sommes plus ennemis, nous sommes partenaires égaux.
- Comment évaluez-vous le sommet du G8 en Allemagne?
- Je qualifierais ce sommet de fructueux aussi bien pour la Russie que pour les pays d'Occident. Les présidents Vladimir Poutine et George W. Bush ont nettement manifesté leur intérêt mutuel pour la poursuite de la coopération aussi bien dans le cadre du G8 que dans les relations internationales dans leur ensemble, malgré les contradictions existantes. Ces contradictions existeront toujours, même entre alliés et voisins, sans parler même des grandes puissances. Nos intérêts ne coïncident pas en tout, nous abordons de façon différente plusieurs problèmes internationaux, mais cela ne signifie pas que nous devons revenir à la guerre froide.
La guerre froide a été engendrée par l'existence de deux camps antagonistes et hostiles ayant des principes idéologiques diamétralement opposés. A présent, il n'en est rien. Nous avons les mêmes valeurs, les mêmes objectifs et la même idéologie. De même que les Américains, nous intervenons pour la démocratie et l'économie de marché. Nos positions sont proches sur de nombreux problèmes relatifs à la sécurité internationale, la non-prolifération des armes nucléaires, la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. Aucun pays du monde, même le plus puissant, ne peut lutter seul contre ces défis. Tous ces problèmes ne peuvent être réglés qu'ensemble. Si l'Occident entre en confrontation avec la Russie, dans dix ans, de nombreux pays du monde détiendront des armes nucléaires. Qui sait si cela ne conduira pas l'humanité à sa fin? Nous avons intérêt à commercer, à recevoir des technologies de pointe, des investissements. Notre coopération humanitaire se développe avec succès. Nos étudiants, ingénieurs, scientifiques et sportifs vivent et travaillent aux Etats-Unis, en Europe occidentale en général. Des équipages russo-américains travaillent dans l'espace. De nombreux Russes ont de lourds intérêts en Occident. C'est une ressource supplémentaire favorisant notre coopération. Par conséquent, notre rapprochement se poursuivra.
- Quelle tournure vont prendre les rapports avec les pays occidentaux dans un proche avenir?
- J'admets que la concurrence entre nous s'intensifiera, mais c'est naturel dans le contexte de l'économie de marché. La lutte avec les Etats-Unis pour l'influence, pour les marchés et les contrats avantageux se poursuivra dans les conditions de l'accroissement du prestige de notre pays dans l'arène internationale. Mais il est absurde d'estimer que cette concurrence conduira à une nouvelle course aux armements ou à une guerre froide. Nous adhérons à l'OMC. L'argent de notre fonds de stabilisation est déposé dans les banques américaines. De l'argent américain est investi dans notre bourse des valeurs et dans notre secteur pétrolier. De nombreux problèmes, désaccords et griefs existent entre les pays d'Europe, par exemple, entre les Allemands et les Français. Mais est-ce qu'on peut estimer sérieusement qu'une guerre froide commencera entre eux?
- Néanmoins, la secrétaire d'Etat Condoleezza Rice a déjà déclaré que les Etats-Unis ne renonceraient pas à leurs projets de mise en place de la défense antimissile en République tchèque et en Pologne, malgré la proposition de Vladimir Poutine d'utiliser ensemble la station radar en Azerbaïdjan.
- Il est difficile d'attendre l'annulation immédiate par Washington de sa décision. Le Sénat a déjà voté pour le déploiement d'éléments de la défense antimissile en Europe de l'Est. C'est une question d'honneur national: il est inadmissible de changer brusquement de position. L'analyse de notre proposition demande du temps. Des adversaires ne peuvent pas utiliser les mêmes pupitres de commande et les mêmes écrans pour surveiller les menaces émanant du Proche-Orient! Je n'exclus pas que les Américains puissent renoncer à l'avenir, partiellement ou entièrement, au déploiement de la défense antimissile en Pologne et en République tchèque.
- Quel sera, à votre avis, le sort du Kosovo?
- Les diplomates doivent trouver une solution acceptable pour toutes les parties. La position de notre pays est bien connue. Elle se résume à ceci: l'intégrité territoriale de la Serbie doit être conservée. Les Etats-Unis ont un avis différent. Mais ce n'est pas une raison pour manifester de l'hostilité. Il faut rechercher un compromis. C'est à cela que sert la diplomatie.
- Qui sont, à votre avis, les alliés de la Russie?
- La Biélorussie et les autres membres de l'Organisation du Traité de sécurité collective.
- En quoi résident, à votre avis, les causes de la crise de l'édification de l'Union Russie-Biélorussie?
- J'estime qu'il est très difficile d'élaborer un modèle commun qui convienne à nos Etats et aux hommes politiques des deux pays. Nous avons une économie de marché avancée, une bonne partie de la propriété est privatisée. Comment partager le pouvoir politique? Alexandre Loukachenko ne veut pas être personnage numéro deux. Si la Biélorussie faisait partie de la Russie, de même que Xianggang (Hong-Kong) fait partie de la Chine, la crise n'aurait pas eu lieu. Mais il faut �uvrer pour édifier cette union, car les peuples de nos deux Etats sont, en effet, des peuples frères. Nous avons beaucoup en commun: l'histoire, la culture, la langue. J'estime que notre séparation avec les Biélorusses et les Ukrainiens est un malentendu.
- Cette année est proclamée Année de la Chine en Russie. Quelle est son importance?
- Cet événement est très important. Les rapports entre les deux Etats sont excellents. Mais nous connaissons peu de choses les uns des autres. L'année dernière, l'Année de la Russie a eu un grand succès en Chine. Nos positions et celles de Pékin coïncident sur la plupart des problèmes internationaux. Nos économies sont interdépendantes. La Chine a besoin de nos ressources énergétiques, nous avons besoin de sa participation à la mise en valeur de la Sibérie et de l'Extrême-Orient. Par conséquent, l'Année de la Chine en Russie doit contribuer au développement de la confiance mutuelle au niveau des gens. A propos, les sondages d'opinion montrent que ceux qui se sont rendus en Chine ont une meilleure attitude à l'égard de ce pays que ceux qui n'y ont jamais été. Il nous faut en outre mieux connaître la culture chinoise ancienne.
- Tokyo a récemment protesté contre la visite de Sergueï Lavrov dans les Kouriles. Pourquoi notre réponse à leur problème territorial traîne-t-elle en longueur? Peut-être faut-il tout simplement refuser la discussion?
- La diplomatie existe pour discuter et rechercher une solution mutuellement acceptable à un problème complexe. On peut discuter dix ans, cent ans, autant qu'il le faut. Le règlement des problèmes territoriaux dure parfois des siècles. Un tel problème existe entre les Roumains et les Hongrois. Les Japonais n'ont pas encore réglé le problème territorial avec la Corée et la Chine. Il ne faut pas dramatiser. Nous sommes intéressés au développement des rapports avec le Japon qui est notre voisin et l'un des pays les plus industrialisés du monde. Mais nous ne devons pas nous mettre à genoux en rendant nos terres à tout le monde! Dans un premier temps, les Japonais n'ont pas soulevé ce problème, mais lorsque les Américains leur ont suggéré cette idée en vue de nous brouiller avec le Japon, ils se sont mis à revendiquer les îles avec l'opiniâtreté qui leur est propre.
Evgueni Bajanov, docteur en histoire, professeur, scientifique émérite de la Russie, docteur honoris causa de l'Université populaire (de Chine). Né en 1946, il obtient en 1969 son diplôme du MGIMO (Institut de relations internationales de Moscou). En 1970-1985, il travaille comme diplomate à l'appareil central du ministère des Affaires étrangères de l'URSS, à Singapour, aux Etats-Unis et en Chine. De 1985 à 1991, il est conseiller au Département international du Comité central du PCUS. A partir de 1991, il est vice-recteur de l'Académie diplomatique du ministère russe des Affaires étrangères. On lui doit 27 monographies et un millier de publications concernant les relations internationales. Ses ouvrages ont été publiés dans 22 pays du monde. Ses nouveaux livres "L'Amérique: hier et aujourd'hui" et "La Chine: de l'empire du Milieu à la superpuissance du 21e siècle" viennent de paraître.
Interview du diplomate Evgueni Bajanov.
Commentant les résultats de la rencontre des leaders du G8 en Allemagne, l'éminent diplomate Evgueni Bajanov, vice-recteur de l'Académie diplomatique du ministère russe des Affaires étrangères, a exprimé la certitude qu'au fur et à mesure que le syndrome de l'échec de Moscou dans la guerre froide se dissiperait, la lutte concurrentielle avec l'Amérique s'exacerberait dans le contexte de l'essor de l'économie nationale de la Russie et de l'accroissement de son influence dans le règlement des problèmes globaux. Mais cela n'entraînera pas une nouvelle opposition à outrance entre les deux Etats, comme cela a été le cas entre 1946 et 1991: nous ne sommes plus ennemis, nous sommes partenaires égaux.
- Comment évaluez-vous le sommet du G8 en Allemagne?
- Je qualifierais ce sommet de fructueux aussi bien pour la Russie que pour les pays d'Occident. Les présidents Vladimir Poutine et George W. Bush ont nettement manifesté leur intérêt mutuel pour la poursuite de la coopération aussi bien dans le cadre du G8 que dans les relations internationales dans leur ensemble, malgré les contradictions existantes. Ces contradictions existeront toujours, même entre alliés et voisins, sans parler même des grandes puissances. Nos intérêts ne coïncident pas en tout, nous abordons de façon différente plusieurs problèmes internationaux, mais cela ne signifie pas que nous devons revenir à la guerre froide.
La guerre froide a été engendrée par l'existence de deux camps antagonistes et hostiles ayant des principes idéologiques diamétralement opposés. A présent, il n'en est rien. Nous avons les mêmes valeurs, les mêmes objectifs et la même idéologie. De même que les Américains, nous intervenons pour la démocratie et l'économie de marché. Nos positions sont proches sur de nombreux problèmes relatifs à la sécurité internationale, la non-prolifération des armes nucléaires, la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. Aucun pays du monde, même le plus puissant, ne peut lutter seul contre ces défis. Tous ces problèmes ne peuvent être réglés qu'ensemble. Si l'Occident entre en confrontation avec la Russie, dans dix ans, de nombreux pays du monde détiendront des armes nucléaires. Qui sait si cela ne conduira pas l'humanité à sa fin? Nous avons intérêt à commercer, à recevoir des technologies de pointe, des investissements. Notre coopération humanitaire se développe avec succès. Nos étudiants, ingénieurs, scientifiques et sportifs vivent et travaillent aux Etats-Unis, en Europe occidentale en général. Des équipages russo-américains travaillent dans l'espace. De nombreux Russes ont de lourds intérêts en Occident. C'est une ressource supplémentaire favorisant notre coopération. Par conséquent, notre rapprochement se poursuivra.
- Quelle tournure vont prendre les rapports avec les pays occidentaux dans un proche avenir?
- J'admets que la concurrence entre nous s'intensifiera, mais c'est naturel dans le contexte de l'économie de marché. La lutte avec les Etats-Unis pour l'influence, pour les marchés et les contrats avantageux se poursuivra dans les conditions de l'accroissement du prestige de notre pays dans l'arène internationale. Mais il est absurde d'estimer que cette concurrence conduira à une nouvelle course aux armements ou à une guerre froide. Nous adhérons à l'OMC. L'argent de notre fonds de stabilisation est déposé dans les banques américaines. De l'argent américain est investi dans notre bourse des valeurs et dans notre secteur pétrolier. De nombreux problèmes, désaccords et griefs existent entre les pays d'Europe, par exemple, entre les Allemands et les Français. Mais est-ce qu'on peut estimer sérieusement qu'une guerre froide commencera entre eux?
- Néanmoins, la secrétaire d'Etat Condoleezza Rice a déjà déclaré que les Etats-Unis ne renonceraient pas à leurs projets de mise en place de la défense antimissile en République tchèque et en Pologne, malgré la proposition de Vladimir Poutine d'utiliser ensemble la station radar en Azerbaïdjan.
- Il est difficile d'attendre l'annulation immédiate par Washington de sa décision. Le Sénat a déjà voté pour le déploiement d'éléments de la défense antimissile en Europe de l'Est. C'est une question d'honneur national: il est inadmissible de changer brusquement de position. L'analyse de notre proposition demande du temps. Des adversaires ne peuvent pas utiliser les mêmes pupitres de commande et les mêmes écrans pour surveiller les menaces émanant du Proche-Orient! Je n'exclus pas que les Américains puissent renoncer à l'avenir, partiellement ou entièrement, au déploiement de la défense antimissile en Pologne et en République tchèque.
- Quel sera, à votre avis, le sort du Kosovo?
- Les diplomates doivent trouver une solution acceptable pour toutes les parties. La position de notre pays est bien connue. Elle se résume à ceci: l'intégrité territoriale de la Serbie doit être conservée. Les Etats-Unis ont un avis différent. Mais ce n'est pas une raison pour manifester de l'hostilité. Il faut rechercher un compromis. C'est à cela que sert la diplomatie.
- Qui sont, à votre avis, les alliés de la Russie?
- La Biélorussie et les autres membres de l'Organisation du Traité de sécurité collective.
- En quoi résident, à votre avis, les causes de la crise de l'édification de l'Union Russie-Biélorussie?
- J'estime qu'il est très difficile d'élaborer un modèle commun qui convienne à nos Etats et aux hommes politiques des deux pays. Nous avons une économie de marché avancée, une bonne partie de la propriété est privatisée. Comment partager le pouvoir politique? Alexandre Loukachenko ne veut pas être personnage numéro deux. Si la Biélorussie faisait partie de la Russie, de même que Xianggang (Hong-Kong) fait partie de la Chine, la crise n'aurait pas eu lieu. Mais il faut �uvrer pour édifier cette union, car les peuples de nos deux Etats sont, en effet, des peuples frères. Nous avons beaucoup en commun: l'histoire, la culture, la langue. J'estime que notre séparation avec les Biélorusses et les Ukrainiens est un malentendu.
- Cette année est proclamée Année de la Chine en Russie. Quelle est son importance?
- Cet événement est très important. Les rapports entre les deux Etats sont excellents. Mais nous connaissons peu de choses les uns des autres. L'année dernière, l'Année de la Russie a eu un grand succès en Chine. Nos positions et celles de Pékin coïncident sur la plupart des problèmes internationaux. Nos économies sont interdépendantes. La Chine a besoin de nos ressources énergétiques, nous avons besoin de sa participation à la mise en valeur de la Sibérie et de l'Extrême-Orient. Par conséquent, l'Année de la Chine en Russie doit contribuer au développement de la confiance mutuelle au niveau des gens. A propos, les sondages d'opinion montrent que ceux qui se sont rendus en Chine ont une meilleure attitude à l'égard de ce pays que ceux qui n'y ont jamais été. Il nous faut en outre mieux connaître la culture chinoise ancienne.
- Tokyo a récemment protesté contre la visite de Sergueï Lavrov dans les Kouriles. Pourquoi notre réponse à leur problème territorial traîne-t-elle en longueur? Peut-être faut-il tout simplement refuser la discussion?
- La diplomatie existe pour discuter et rechercher une solution mutuellement acceptable à un problème complexe. On peut discuter dix ans, cent ans, autant qu'il le faut. Le règlement des problèmes territoriaux dure parfois des siècles. Un tel problème existe entre les Roumains et les Hongrois. Les Japonais n'ont pas encore réglé le problème territorial avec la Corée et la Chine. Il ne faut pas dramatiser. Nous sommes intéressés au développement des rapports avec le Japon qui est notre voisin et l'un des pays les plus industrialisés du monde. Mais nous ne devons pas nous mettre à genoux en rendant nos terres à tout le monde! Dans un premier temps, les Japonais n'ont pas soulevé ce problème, mais lorsque les Américains leur ont suggéré cette idée en vue de nous brouiller avec le Japon, ils se sont mis à revendiquer les îles avec l'opiniâtreté qui leur est propre.
Evgueni Bajanov, docteur en histoire, professeur, scientifique émérite de la Russie, docteur honoris causa de l'Université populaire (de Chine). Né en 1946, il obtient en 1969 son diplôme du MGIMO (Institut de relations internationales de Moscou). En 1970-1985, il travaille comme diplomate à l'appareil central du ministère des Affaires étrangères de l'URSS, à Singapour, aux Etats-Unis et en Chine. De 1985 à 1991, il est conseiller au Département international du Comité central du PCUS. A partir de 1991, il est vice-recteur de l'Académie diplomatique du ministère russe des Affaires étrangères. On lui doit 27 monographies et un millier de publications concernant les relations internationales. Ses ouvrages ont été publiés dans 22 pays du monde. Ses nouveaux livres "L'Amérique: hier et aujourd'hui" et "La Chine: de l'empire du Milieu à la superpuissance du 21e siècle" viennent de paraître.
Propos recueillis par Iouri Ploutenko.
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