dimanche 9 septembre 2007

Poutine, le tsar ambigu

Le président russe, qui n'a cessé d'accroître son pouvoir à l'intérieur, cherche aussi à redonner à la Russie un rang de grande puissance mondiale. Avec des résultats mitigés et des méthodes parfois expéditives. Reportage.
« Gloire à la Russie ! Gloire à la Sainte Russie ! » La clameur monte dans le froid sec de la mi-journée. Dans la foule, des crânes rasés, des blondes en fourrure, des petits vieux emmitouflés dans des vestes élimées et des étudiantes juchées sur les épaules de leur copain. Soit un bon millier de manifestants réunis ce 4 novembre au pied de la statue de Léon Tolstoï, à Moscou, à l'occasion de la fête nationale de l'Unité.
« La Russie existera lorsqu'elle deviendra un peuple dominant ! » lance un leader à la tribune. « Hourra ! » lui répond la foule. Un retraité lève une croix orthodoxe vers le ciel. Un autre brandit une pancarte sur laquelle figure le dessin d'un juif poilu, le nez crochu, tenant à la main la tête décapitée et sanguinolente d'un enfant. D'autres encore exécutent le salut hitlérien. « Et alors ? C'est aussi le salut romain ! » se justifie Vsevolod, un prof de gym aux cheveux longs.
Les discours s'enchaînent. Chargés de haine contre les étrangers, les bureaucrates, les politiciens... Et tous les dignitaires du pays. A l'exception d'un seul : Poutine. Jamais cité. Jamais décrié. Intouchable. Y compris aux yeux des nouveaux « fachos » russes. Pourquoi ? « Parce qu'il parle vrai », dit une grand-mère en se dandinant sur les airs d'une sono assourdissante. « Et c'est un homme de paix ! » Curieux compliment adressé à l'artisan de la seconde guerre de Tchétchénie... Mais c'est ainsi. L'ancien major besogneux du KGB plaît toujours. Et sa popularité dépasse très largement le cercle de ces agités nationalistes. Celui sur lequel personne n'aurait misé un kopeck, l'obscur fonctionnaire propulsé au sommet, un jour d'août 1999, par un Boris Eltsine à la recherche d'un successeur loyal capable de couvrir ses turpitudes... Le voilà aussi populaire qu'une rock star ! 76 % d'opinions favorables, selon l'Institut Levada. La majorité souhaite même qu'il revienne sur sa décision de ne pas se représenter à la prochaine présidentielle, en 2008. « Facile ! L'alternative n'existe pas », corrige aussitôt Irina Khakamada, candidate indépendante à la dernière élection présidentielle. Pas faux. En six ans de pouvoir, Poutine, 54 ans, est passé maître dans l'art de harceler ses opposants et de régenter la télévision. Ça aide.
Sa popularité, il la doit néanmoins à un fait : le retour de la prospérité associée à une immense baraka. Car, depuis l'envolée du prix du pétrole, le sous-sol sibérien crache de l'or en barres et remplit les coffres-forts de la banque centrale à raison de 3 milliards de dollars par semaine ! Résultat, les salaires tombent, les magasins regorgent de victuailles et la classe moyenne s'étoffe. Du réconfort après le chaos des années Eltsine.
Et donc un sacre de tsar pour l'ancien gamin des rues de Saint-Pétersbourg passionné de judo et entré dans les services secrets à l'âge de 23 ans ! Mais à domicile seulement. Car en Occident le « tsar » fait peur. Il incarne une Russie revancharde et autoritaire. Parfois prête à rejouer la guerre froide. Comme pourrait le suggérer la mort mystérieuse de l'ex-espion russe Alexandre Litvinenko, ennemi déclaré du régime et empoisonné à Londres à l'aide d'une substance radioactive.
Des coups de menton, il est vrai, Poutine ne cesse d'en donner. Après l'Ukraine, l'an passé, il menace cet hiver de couper le gaz à la Géorgie. Il passe les ONG étrangères au tamis. Il remet en question les licences d'exploitation des compagnies pétrolières européennes (Shell à Sakhaline, Total à Khariaga). Il menace même d'interdire les importations de viande de l'Union au lendemain de l'intégration de la Roumanie et de la Bulgarie. Une mauvaise humeur dont l'origine est connue. Poutine ne digère pas « le passage à l'Ouest » d'anciennes républiques soviétiques, aujourd'hui prêtes à tomber dans les filets de l'Otan. « On n'insulte pas un grand peuple de 150 millions d'habitants », met en garde Sergueï Markov, un politologue proche du Kremlin, à l'adresse de la Géorgie.
D'où le coup de froid avec Washington et Bruxelles. « Il y a un manque de confiance », admettait l'été dernier José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne, chagriné de voir la Russie user de l'arme énergétique comme d'un instrument de chantage.
Mais ce n'est pas tout. D'autres dérives troublent l'Occident. Comme cette nouvelle vague nationaliste sur laquelle surfe Vladimir Poutine. Fort d'un credo : « Protégeons les intérêts des Russes de naissance. »
Il y a aussi la corruption qui gangrène le pays. « Une menace pour la stabilité », reconnaît lui-même Guennadi Goudkov, un corpulent colonel du FSB à la tête du comité de sécurité de la Douma. « Un poste de fonctionnaire s'achète entre 500 000 et 1 million de dollars », avance-t-il sans la moindre hésitation. Un investissement vite rentabilisé. Le même fonctionnaire reçoit ensuite en moyenne 800 000 dollars de pots-de-vin par an !
Sans parler des meurtres commandités, de nouveau en vogue (Anna Politkovskaïa, journaliste russe ; Andreï Kozlov, vice-président de la banque centrale). « Mafia est un mot italien... pas russe », lâche Poutine à ses homologues européens, médusés, qui le pressent de s'expliquer lors d'un sommet en Finlande.
Un bras d'honneur à l'Ouest. Comme s'il n'avait plus rien à perdre. « Il n'a plus d'illusions vis-à-vis de l'Occident. Il a compris qu'il n'y serait jamais aimé », raconte Andreï Kolesnikov, journaliste au pool de la presse présidentielle et grand connaisseur de l'intéressé. Et le vrai déclic aurait eu lieu récemment. Il y a un mois et demi, à Dresde, en Allemagne, lors d'une entrevue avec Angela Merkel. Une visite pourtant entamée sous de bons auspices. C'est à Dresde que Poutine a occupé son premier poste au KGB. Cinq années consacrées à espionner les leaders politiques du cru. Il savoure donc ses retrouvailles avec la ville de l'ex-RDA. Seulement voilà... Quelques mois plus tôt, la chancelière lui a demandé d'associer les entreprises allemandes à l'exploitation de l'énorme gisement de gaz de Chtokman, en mer de Barents. Son ami Gerhard Schröder a quitté le pouvoir. Il veut donc conquérir Merkel. « Pendant des semaines, il a réfléchi à la façon dont il pourrait lui faire plaisir », raconte un témoin. Le 10 octobre, il arrive donc avec le « cadeau du tsar » : le gaz de Chtokman ne rejoindra pas les Etats-Unis comme prévu, mais il alimentera le pipeline construit sous la mer Baltique en partenariat avec les Allemands. Or, surprise, Merkel accueille froidement la nouvelle et le remercie du bout des lèvres. Poutine le vit comme une gifle.
Un autre incident a assombri la visite. Lors d'un entretien entre les deux chefs d'Etat, la température de la salle de réunion chute brutalement. Poutine ôte sa veste et s'apprête à couvrir les épaules de la chancelière. Celle-ci refuse avec un geste d'agacement. Nouvelle vexation. Poutine quitte l'Allemagne furieux. Convaincu, une fois de plus, que sa stratégie de séduction à l'égard de l'Occident a échoué.
Pourtant, il a tout fait pour y parvenir. « Il faut agir sur les journalistes et les opinions », lui glisse un jour Igor Chouvalov, son conseiller économique, en vue de la préparation du G8, présidé par la Russie. Banco ! Six mois avant la conférence, le Kremlin recrute Ketchum, une compagnie américaine de relations publiques. Objectif : polir l'image de Poutine. Un coup d'épée dans l'eau. Au mois de juillet, en plein G8, la guerre du Liban vole la vedette à Poutine.
Boudé par l'administration Bush, traité avec des pincettes par l'Union européenne, l'intéressé ne compte qu'un dernier soutien : Jacques Chirac, acquis à l'idée qu' « il ne sert à rien d'humilier la Russie ». Au mois de septembre, le président français lui décerne même la grand-croix de la Légion d'honneur. Un zèle qui ulcère tous les observateurs des droits de l'homme en Russie. Il tente ensuite de l'inviter au sommet de l'Otan, à Riga, pour son soixante-quatorzième anniversaire. Chirac est un « brave homme », dit Poutine.
Partir en pleine gloire
En voilà au moins un qui ne gâchera pas sa sortie. Car sa décision est prise. Il ne se représentera pas à la prochaine élection présidentielle, en 2008. Et laissera donc intacte la Constitution limitant la présidence à deux mandats consécutifs. « A moins d'une troisième guerre mondiale, il s'y tiendra », prévient Gleb Pavlovski, un politologue très introduit au Kremlin.
Les raisons ? D'abord, la chance risque de tourner. Il suffit que le prix du baril plonge et le spectre de la crise ressurgit. Poutine le sait. Alors, autant partir en pleine gloire.
Autre motif : la lassitude. « Il a envie de passer à autre chose », assure Alexeï Venediktov, rédacteur en chef de la radio Echo de Moscou. « Il est toujours à l'aise, mais il a perdu sa flamme », remarque Georges Sokoloff, auteur de « Métamorphose de la Russie » (Fayard) et l'un des trente experts internationaux invités tous les ans à s'entretenir avec Vladimir Poutine.
De fait, l'homme fort du Kremlin a tendance à lever le pied. A multiplier les balades à cheval et les longueurs de piscine. Il soigne aussi sa silhouette, allégée de 3 kilos. Il fréquente plus souvent son coiffeur. Le cortège présidentiel s'ébranle enfin de plus en plus tardivement de la datcha moscovite de Poutine vers la place Rouge. Souvent vers 13 heures au lieu de 11 heures, comme auparavant. Pour la première fois, l'été dernier, Vladimir Poutine a même déplacé son bureau pendant deux mois à Sotchi, une station balnéaire de la mer Noire. « Vous ne souffrirez pas des embouteillages », dit-il à ses ministres décontenancés, et invités à le rejoindre.
Même les stratégiques comités sur la sécurité, jadis réunis pendant quatre heures, se bouclent désormais en une heure, voire une demi-heure.
Poutine garde pourtant une marotte : le gaz. La sève de la nouvelle grandeur russe. Il bûche le sujet. Au point d'être quasi incollable. « Ah bon ? Je croyais qu'il s'agissait d'un pipeline d'une capacité de 72 tonnes ? s'étonne-t-il, il y a trois semaines, devant le président de la société de transport Transneft, venu lui présenter son programme d'investissements. « Non, 74 tonnes, Vladimir Vladimirovitch. »
Même combativité lors de sa dernière rencontre avec le président angolais. Durant trois heures, il détaille la stratégie de Gazprom en Afrique. Aucun doute : le patron des gisements, c'est lui. Tous ses proches occupent d'ailleurs des postes clés dans l'industrie. Dmitri Medvedev cumule sa fonction de vice-Premier ministre avec celle de président du conseil d'administration de Gazprom. Igor Setchine, chef de l'administration présidentielle, tient les rênes du géant pétrolier Rosneft. Quant à Vladislav Sourkov, autre lieutenant, il contrôle Transneft, la compagnie de transport. Au total, sept hommes de son état-major ont la haute main sur 40 % du PIB russe.
De quoi aiguiser les appétits ! Surtout quand le chef décide de plier bagages... Car, désormais, au Kremlin, les clans se déchirent. « C'est New York dans les années 30 », plaisante Vladimir Semago, un député de Russie unie, le parti présidentiel. « Les uns ont peur de tout perdre et les autres se dépêchent d'encaisser leurs dividendes », souligne Marat Guelman, propriétaire d'une galerie d'art et ancien consultant du président. D'autres encore veulent convaincre Poutine de rester. Par tous les moyens ? Peut-être. « Ceux-là ont intérêt à créer des problèmes entre l'Occident et la Russie », dit le politologue Sergueï Markov. Pour mieux imposer Poutine en recours. Les cadavres de l'ex-espion Alexandre Litvinenko et de la journaliste Anna Politkovskaïa, tous deux détestés par le régime, portent-ils leur signature ? Trop tôt pour le dire.
L'art de brouiller les cartes
Pour l'heure, deux factions s'affrontent : les libéraux et les hommes du FSB, emmenés respectivement par Dmitri Medvedev (41 ans) et Sergueï Ivanov, le ministre de la Défense (53 ans). Tous deux nommés vice-Premier ministre par Poutine et désormais candidats quasi officiels à sa succession. Affaire pliée ? Nullement. Un homme de l'ombre peut surgir à la dernière minute. Et emporter la décision.
D'autant que Poutine excelle dans l'art de brouiller les cartes. Fidèle à ses vieilles méthodes de KGBiste . Le dernier a en avoir fait les frais s'appelle Dmitri Rogozine. Pendant trois ans, Poutine lui ouvre un boulevard en lui confiant la création d'un nouveau parti, Rodina (Patrie). « Poutine savait lui adresser des coups d'oeil, lui donner l'illusion d'une relation étroite et l'autre s'y est cru ! » se souvient le politologue Gleb Pavlovski. De fait, Rogozine s'émancipe, multiplie les critiques. Jusqu'au jour où le pouvoir décide de le neutraliser. Les menaces pleuvent. Le fils de l'un de ses collaborateurs est kidnappé. Un autre de ses partisans reçoit de l'acide au visage. Et l'oukase tombe en décembre 2005. « Deux hommes du Kremlin m'ont donné rendez-vous dans un hôtel et m'ont demandé de démissionner. Sinon, il y aurait des problèmes », raconte Rogozine. Fin de partie pour un éphémère dauphin.
Rogozine souffrait, il est vrai, d'un handicap. Il n'appartenait pas au premier cercle. Car les vrais intimes ont une chance. Ils n'ont pas à craindre les foudres du maître. Leur point commun ? Avoir travaillé avec Poutine au KGB ou, plus tard, à ses côtés à la mairie de Saint-Pétersbourg dans les années 90. A ces deux conditions, immunité garantie ! D'où l'étonnante stabilité de sa garde rapprochée. Et, lorsqu'un membre extérieur s'avise de mettre en cause un proche impliqué dans une affaire de corruption, Poutine assène une réponse en deux temps. « Pouvez-vous me le prouver ? », suivi d'un : « Je ne peux le remplacer par personne d'autre. » Dans une réunion privée, des patrons de presse lui manifestent un jour leur inquiétude face la multiplication des cas de corruption parmi ses hommes de confiance issus des services secrets. Poutine fixe alors l'assistance de son éternel sourire en coin. « N'ayez aucune crainte, ils aiment d'abord l'argent, pas le pouvoir. » Personne n'est reparti rassuré.

Une corruption généralisée
C 'est la plaie du régime. Et le plus grand échec de Poutine : la corruption. Elle sévit comme à l'époque de Boris Eltsine. Et s'immisce à tous les niveaux de la vie quotidienne. Exemple : le couple Vladimir et Svetlana. Lui est chauffeur, elle est vendeuse et tous deux habitent à Strunino, une petite ville située à deux heures de train de Moscou. Leur salaire mensuel ? 9 000 roubles (260 euros). Leur fille Anna est née il y a huit mois. Une belle histoire mais aussi une longue histoire de bakchichs. « Pour obtenir un lit à l'hôpital et une surveillance de mon bébé, j'ai dû verser 500 roubles chaque jour au chef de l'établissement, au médecin et à l'infirmière », raconte Svetlana. Soit 10 000 roubles pour l'ensemble du séjour. Un hors-d'oeuvre...
La jeune mère tente ensuite de récupérer les 8 000 roubles d'allocations familiales auxquels elle a droit. Cette fois, elle refuse d'« arroser » les fonctionnaires. Résultat : cinq mois de paperasserie et d'allers-retours en train. Coût : 9 000 roubles.
Ce n'est pas fini. Il lui faudra bientôt réserver une place au jardin d'enfants. Et glisser une enveloppe de 20 000 roubles à la directrice. C'est le tarif ! « On donne aussi 1 000 à 3 000 roubles par an en petits cadeaux, pour de prétendus travaux d'électricité ou de peinture », ajoute-t-elle.
Vladimir et Svetlana ont fait leurs calculs. 25 % de leurs revenus disparaissent en bakchichs.
Enfin, plus tard, ils devront aussi payer les enseignants pour les convaincre de délivrer des diplômes. « Tous les ans, un élève de ma classe est chargé de collecter auprès de chacun 500 roubles pour le prof, raconte Alena, 18 ans, une étudiante en gestion. C'est le prix pour décrocher au moins un 14 sur 20 ! »
Marc Nexon
Le Point

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