mercredi 3 octobre 2007

Journée internationale de Spoutnik, autour de la planète et sur le net


1957-2007 : from Sputnik Satellite to Explorer Art , de Franck Ancel - DR


« Spoutnik, grâce à toi, nous avons la chance d’avoir Internet, les systèmes de géolocalisation et le circuit intégré », célèbre avec ironie le Sputnik Manifest voué à « cette icône de la globalisation ». A l’occasion des 50 ans du lancement du premier satellite artificiel par les Soviétiques (Libération du 29/09/2007), un happening planétaire mêlant art, science et nouvelles technos, l’International Sputnik Day, lui est dédié, initié par Francis Hunger, artiste et curateur basé à Dortmund.

« L’objectif de cet événement est de sensibiliser le public à l’une de ces nombreuses technologies, pour la plupart « invisibles » à l’oeil humain, qui ont contribué à façonner l’environnement social et économique dans lequel nous vivons, appelé capitalisme », note l’artiste allemand. « J’ai proposé cette idée à plusieurs amis qui ont réagi avec enthousiasme, d’où cet événement participatif, ouvert à tous, dit le coordinateur. Chaque participant est libre de proposer ce qu’il veut. Ma propre contribution prend la forme d’ un manifeste et d’une publication, la Sputnik Gazette. L’International Sputnik Day est également une oeuvre conceptuelle qui emploie quelques concepts clés du néo-libéralisme : la coopération en réseau, l’attention économique, la responsabilité individuelle... »

Tout autour du globe, on se relaie pour questionner cette boule de 83 kg, équipée d’un émetteur radio dont le fameux bip bip a fait le tour du monde. Si elle a déchaîné les imaginaires, elle a surtout enclenché la folle « course aux étoiles » avec les Etats-Unis et précipité le développement des technologies actuelles. Les festivités débuteront très tôt demain matin, à 3 heures 33 minutes et 33 secondes exactement, par le Sputtnikk Oppera diffusé en direct sur internet depuis Ljubljana. Cet opéra de trois minutes et trente trois secondes proposé par les artistes slovènes Igor Stromajer et Brane Zorman, sera entonné en live par la voix d’un logiciel de synthèse vocale, au délicieux accent russe. Le libretto est un fragment d’un document secret datant de 1956 : un plan technique détaillé d’ « Object D », le premier projet de satellite russe.

Retransmise également en direct sur le net, entre 19h et 20h demain soir, l’artiste Franck Ancel accompagné par Joachim Montessuis à la création sonore animera une conférence performance sur l’histoire de l’art, de la conquête des airs au spatial. « Du peintre Odilon Redon au scénographe Jacques Polieri avec son projet de salle de spectacle satellitaire en 1967, en passant par Tatline ou Fontana, le ciel touche l’imaginaire et le cosmos devient visionnaire pour les artistes », écrit Ancel. La performance est diffusée depuis le site de la grande soufflerie de Meudon, patrimoine de l’Onera, le centre français de recherche aérospatiale sous tutelle du Ministère de la défense.

« Le Spoutnik en lui-même n’est ni bon ni mauvais. Mais ce qu’il a entraîné est discutable », estime Ewen Chardronnet qui anime trois jours de performances, films et conférences à Porto avec les musiciens de Mecanosphere. L’artiste est un familier de l’art spatial, il a participé à un vol parabolique en apesanteur à la Cité des étoiles et à plusieurs Yuri’s night, en hommage au premier homme dans l’espace. Il a également fricoté avec l’Association des Astronautes Autonomes, collectif fantôme dont le mot d’ordre est « l’exploration spatiale pour tous », afin que l’espace ne soit plus le monopole de la Nasa et des agences gouvernementale. L’artiste constate que le romantisme lié à la conquête spatiale sert « surtout à nous faire avaler le maillage orbital du contrôle et de la communication et à faire la promotion de l’industrie lourde. » A l’occasion du Sputnik Day, il donne à la Fondation de Serralves, une performance sonore et visuelle évoquant « cinquante ans de façonnage des corps et des esprits par l’usage des technologies orbitales », mix d’images en temps réel de la télévision satellite numérique, archives de l’histoire spatiale, communications radios historiques, textes d’agences spatiales et de poètes comme le futuriste russe Velimir Khlebnikov. « Peut-être que la rupture épistémologique et culturelle incarnée par le lancement du Spoutnik n’était pas tant un accès à l’espace interstellaire qu’ un profond remodelage du temps et de l’espace sur Terre », émet l’artiste. Au lieu de nous propulser vers le cosmos, le satellite géostationnaire nous aurait replié sur nous-mêmes, en boucle sur notre espace intérieur. « Les essaims de satellites forment une barrière orbitale et une sorte de miroir inversé de la surface de la Terre. La Terre est devenue une capsule qui se duplique elle-même de façon exponentielle à travers ses propres transmissions, communications et surveillance. »


«Les satellites espions furent la riposte américaine à Spoutnik»

André Lebeau raconte à l’occasion du 50e anniversaire du lancement de Spoutnik comment les Soviétiques, en pleine guerre froide, provoquèrent la «course aux étoiles» avec les Etats-Unis. Il revient sur l’histoire de la conquête spatiale en insistant sur ses enjeux politiques et économiques.

Le 4 octobre 1957, l’URSS lance le premier satellite artificiel, Spoutnik 1. Une boule de 83 kg, équipée d’un émetteur radio, dont le bip-bip fait le tour du monde, capté par des antennes officielles comme par les radios amateurs. Quel était le vrai message du Spoutnik ?
La surprise, à l’époque, ne fut pas le lancement d’un satellite, mais qu’il fut lancé par l’Union soviétique. Lancer un satellite réclamait un effort marginal par rapport à celui que les Etats-Unis et l’URSS consentaient pour développer des lanceurs balistiques d’armes nucléaires. Il suffisait d’ajouter un étage propulsif à l’un de ces missiles et d’y loger un satellite. Les deux pays affectaient des budgets très importants à ces missiles, chacun voulant équilibrer l’autre dans une stratégie dite de «destruction mutuelle assurée» - MAD en anglais, ce qui signifie aussi, ironiquement, «fou». Produire un événement symbolique, par le lancement du premier satellite, grâce à un effort marginal, était à la portée des deux pays aux plans technique et financier. Les Américains avaient annoncé que, dans le cadre de l’Année géophysique internationale (septembre 1957-décembre 1958), ils allaient y procéder. Mais le gouvernement soviétique avait mieux apprécié la manière d’exploiter cette capacité technique à des fins de propagande, comme l’a montré le calendrier des «premières» spatiales - Spoutnik, Gagarine, puis la première femme, la première sortie en scaphandre - très lié à celui du régime politique. L’énorme retentissement mondial, médiatique et politique, du Spoutnik lui a donné raison.
Comment a-t-il été compris à l’époque par les responsables politiques et l’opinion publique ?
L’impact principal fut ressenti aux Etats-Unis. Son gouvernement et sa population étaient persuadés de disposer d’un atout, la maîtrise des technologies, leur avance scientifique. D’où une certaine humiliation. Mais aussi le sentiment d’une menace militaire pour l’opinion, puisque le Spoutnik matérialisait la possibilité d’un survol du territoire américain par des armes nucléaires. On a l’habitude de relier ces premières réactions à la riposte du programme Apollo et donc au discours de Kennedy… qui ne survint qu’après le vol de Gagarine, en 1961. Il est souvent répété qu’Eisenhower, qui présidait les Etats-Unis en 1957, a freiné l’effort spatial américain, qu’il n’avait pas entendu le message du Spoutnik. Je pense que c’est faux. Il a parfaitement compris que l’intérêt opérationnel du spatial, bien différent de l’habillage politique discourant sur l’homme dans l’espace, se situait dans l’accès à la reconnaissance - l’espionnage - de l’adversaire, dans une mesure bien supérieure à celle des avions U2 envoyés au-dessus de l’URSS. Une vision claire, préparée par son rôle militaire dans la Seconde Guerre mondiale. C’était un visionnaire, non médiatique, mais véritable. C’est lui qui a posé la structure du programme américain : le civil, politique et médiatique, avec la Nasa, et l’espace militaire, concentré sur les satellites de reconnaissance photographique. On présente souvent le premier satellite civil américain, Vanguard - un engin de moins de 2 kilos lancé en janvier 1958 -, comme la réponse au Spoutnik. La vraie riposte me semble plutôt les Discoverer, lourds de 750 kg, dotés de caméras d’une résolution inférieure à 10 mètres, discrets et efficaces, lancés dès juin 1959. Leur première utilisation fut d’ailleurs de localiser précisément les villes soviétiques… vouées à la destruction par les armes nucléaires selon les plans des états-majors. Il est vrai, en revanche, que Kennedy a vu dans l’espace le moyen de mobiliser la nation et d’effacer l’humiliation du Spoutnik, puis celle infligée par Gagarine. L’objectif fixé par son discours de 1961 - «Sur la Lune avant la fin de la décennie» - montre que ce programme est sous pilotage politique et non technique. Pendant ce temps, l’Europe assistait en spectateur.
Comment les scientifiques et les ingénieurs ont-ils réagi au Spoutnik ?
Pour ma part, j’étais en mission en Antarctique à la station Dumont-d’Urville, lorsque j’ai entendu les premiers bip-bip du Spoutnik sur notre radio. Très isolés, nous avions droit à trente mots en morse par mois avec nos familles, je ne peux donc avancer de témoignage direct. Très peu de scientifiques ont immédiatement perçu la fenêtre qui s’ouvrait pour l’exploration de l’Univers et de la Terre. Parmi les exceptions, James Van Allen aux Etats-Unis ou Jacques Blamont en France. Lorsque je suis entré au Cnes, l’agence française de l’espace, comme directeur des programmes en 1965, la plupart des astronomes étaient peu disposés à s’investir dans les technologies spatiales, alors qu’elles s’affranchissent de l’atmosphère qui interdit l’accès à la plupart des longueurs d’ondes électromagnétiques. Il a fallu une évolution des esprits pour que les scientifiques s’approprient le spatial. C’est logique finalement, ils travaillent avec acharnement, le nez sur leur domaine. La science c’est laborieux… et l’on est plutôt dérangé par l’arrivée d’une technologie complètement nouvelle, même si on a oublié ce temps d’apprentissage aujourd’hui terminé. Parmi les ingénieurs, ceux qui se sont consacrés aux fusées et aux véhicules habités, qui venaient pour l’essentiel de l’aéronautique, l’ont considéré comme une extension enthousiasmante de leur activité. En revanche, la mobilisation des ingénieurs pour les satellites - qui résultent d’un assemblage de techniques classiques, terrestres en quelque sorte - fut plus lente.
L’envol de Gagarine, puis la course à la Lune gagnée par la Nasa ont autorisé une lecture politique des débuts de la conquête spatiale. Peut-on dire que, sans cette dimension, l’histoire des technologies spatiales eût été différente ?
Le choix de faire de l’espace un outil politique d’affirmation de sa supériorité existe des deux côtés, mais dans un contexte différent. La démocratie américaine implique que l’opinion publique suive cette démarche, alors que dans le régime soviétique, la décision des autorités suffisait. D’ailleurs, en proportion des ressources économiques, la mobilisation soviétique fut supérieure à celle des Etats-Unis, et a pourtant échoué dans la course à la Lune. Sans cet affrontement, l’histoire des vols habités eût été autre. Le développement des technologies satellitaires, pour la météo, les télécoms, l’observation de la Terre ou de l’Univers, s’est déroulé de manière parallèle et indépendante des vols habités. Même les lanceurs, aux Etats-Unis, diffèrent selon qu’il s’agit de propulser une capsule et ses habitants ou un satellite. La seule fois où l’on a conçu un engin cumulant les deux fonctions, cela a débouché sur l’erreur stratégique et tragique de la navette spatiale. Bien sûr, personne ne sait ce qui se serait passé si l’on ne s’était pas lancé avec autant de fougue dans les vols habités.
Les Chinois ont lancé leur taïkonaute, les Indiens parlent de vols habités, la Nasa prépare le retour sur la Lune. C’est toujours la nouvelle frontière ?
Le mythe de la nouvelle frontière, spécifiquement américain, est un leurre. Si quelques planètes se prêtent difficilement à une exploration humaine, rien ne permet de penser qu’elles pourraient être colonisées. Pensons que sur Terre l’Antarctique - difficile d’accès, mais pas autant que Mars ! - n’est pas colonisé. On y trouve des stations scientifiques, mais vous n’y trouverez ni cimetière ni maternité. A échéance prévisible, la colonisation de l’espace - même de l’astre le plus proche, la Lune - n’est pas envisageable. Quant à l’espace circumterrestre, on peut y entretenir une présence permanente au prix d’une noria de fusées y apportant continûment les moyens d’y vivre… mais pour y faire quoi ? La très coûteuse station internationale - 100 milliards de dollars à achèvement pour la partie américaine - montre qu’il s’agit d’une perversion de l’idée d’exploration de l’espace, une impasse. Pourquoi s’y est-on engagé ? Uniquement parce que les Russes disposaient d’une telle station permanente (Mir), alors que les Américains n’envoyaient qu’épisodiquement leurs astronautes dans l’espace. Ronald Reagan a voulu contrer ce «scandale» par un projet similaire, baptisé Freedom. Puis la chute de l’Union soviétique a débouché sur un projet de coopération… Mais pourquoi conserver ce choix technique, stratégique en terme de consommation de ressources, s’il ne débouche sur rien ? Il est à craindre que cela ne soit dû qu’à l’inertie des grands projets techniques. Ce truc en orbite sur lequel on ne fait pas grand-chose au plan scientifique est tout de même une idée stupéfiante.
Cette logique politique dirige toujours les projets de vols habités. Est-ce qu’elle ne les pervertit pas ?
Elle détermine la nature des coopérations. La volonté d’affirmation politique a conduit les Américains à refuser toute coopération avec les Européens qui se traduirait par une dépendance technique sur un élément indispensable. Le seul exemple contraire est celui de l’ATV, le cargo automatique européen destiné à ravitailler la station spatiale et dont le premier lancement est prévu en 2008… Mais la dépendance existait déjà à l’égard du cargo russe Progress. Cela se poursuit avec le programme de retour sur la Lune de la Nasa, toujours conçu comme un moyen d’affirmation du leadership politique des Etats-Unis, pour lequel les Américains n’envisagent pas de partager des éléments critiques avec d’éventuels partenaires.
L’usage des technologies spatiales comme moyen d’affirmation politique ne participe-t-il pas à cacher au public son véritable rôle dans l’économie mondiale, la vie quotidienne ?
C’est vrai, mais est-ce un problème ? Si l’existence et le niveau des programmes de vols habités dépendent d’une relation - saine ou pas - avec l’opinion publique, l’espace «utile» n’en dépend pas. Il résulte de son imbrication, de son articulation avec le reste du système technique et socio-économique terrestre dont il n’est qu’une extension dans l’espace.Les satellites, civils ou militaires, n’existent pas pour eux-mêmes, mais comme éléments de systèmes de télécommunications (télévision, téléphone, Internet), de prévision météo, de surveillance de l’environnement, d’étude de l’Univers, de géolocalisation… dont la permanence semble assurée quelle qu’en soit la perception par l’opinion publique. La pérennité de ces activités spatiales utiles ne dépend donc pas des vols habités. Les seconds peuvent disparaître sans tuer les premières. Plus ennuyeux est que l’importance de cet enjeu terrien soit mal perçu par des cercles politiques où le mythe de la nouvelle frontière et la fascination pour la symbolique des vols habités submergent l’argumentation rationnelle sur l’allocation des ressources. Lorsqu’un président de la République ou un ministre vous dit : «Les autres le font, pourquoi ne le ferions-nous pas», que répondre ? C’est l’argument des moutons de Panurge. On en a vu l’effet lors de la conférence ministérielle de l’Agence spatiale européenne à Toulouse, en 1995, où fut décidé un effort français en faveur de la station spatiale nettement plus élevé que ce que préconisait le Cnes. Cela s’est terminé par la crise financière de l’agence quelques années plus tard.
Ne faut-il pas y voir aussi l’effet du lobby industriel ?
Certes, l’industrie joue un rôle. Pour elle, un programme de vols habités, c’est du gâteau : des fonds publics garantis et l’absence de concurrence. Cette dimension éclaire certains discours d’industriels dont la dimension un peu romantique sur le rêve de l’homme à la conquête de l’Espace sert de paravent à des objectifs plus terre à terre, et d’ailleurs parfaitement légitimes, pour leurs entreprises.
Physicien, André Lebeau, né en 1932, a occupé la chaire de technologies spatiales au Conservatoire national des arts et métiers. Dès 1965, il était directeur des programmes au Cnes, l’Agence spatiale française. Il a été directeur général de l’Agence spatiale européenne et président du Cnes en 1995-1996. Son départ résulta d’un désaccord avec le président Jacques Chirac et le Premier ministre Alain Juppé, qui contre son avis exigèrent un fort engagement du Cnes dans la Station spatiale internationale. Son dernier ouvrage : l’Engrenage de la technique, essai sur une menace planétaire (Gallimard, 2005).

Par SYLVESTRE HUET
Libération
QUOTIDIEN : samedi 29 septembre 2007

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