Par Nikolaï Zlobine, membre du Conseil d'experts de RIA Novosti
Les intérêts américains en Eurasie ont, pour l'instant, un caractère indéfini, ils sont encore en train d'être formulés. Washington part du fait que cette région jouera dans les dix prochaines années un rôle important sur le marché énergétique mondial. C'est ce qui détermine, pour beaucoup, l'intérêt manifesté par les Etats-Unis pour les questions relatives à la sécurité des pays eurasiatiques, à la stabilité régionale et à la géographie politique qui s'y met en place.
Cependant, dans l'économie post-pétrolière, le rôle de l'Eurasie sur le marché énergétique mondial se réduira au minimum, ce qui entraînera des conséquences politiques déterminées, entre autres, une baisse de l'intérêt manifesté pour la région de la part de certains grands acteurs extérieurs, notamment de l'Amérique. La situation dans la région dépendra alors directement du développement économique et politique de la Chine, de la Russie et de toute l'Asie. L'Amérique y restera, comme elle l'a toujours été, un acteur extérieur, et sa participation aux affaires eurasiatiques dépendra de l'évolution de ses intérêts nationaux et de sa tactique politique.
A court terme, les Etats-Unis sont intéressés par un développement de l'Eurasie en tant que région énergétique et, bien entendu, par la possibilité de gérer la situation dans cette région. En ce qui concerne l'importance du développement de la démocratie dans les pays eurasiatiques, les Etats-Unis n'ont pas encore d'opinion bien nette. Ainsi, une question se pose: comment cela peut-t-il influer sur leur stabilité énergétique actuelle? Qui plus est, la politique américaine de démocratisation de la région consiste avant tout à y agir contre la Russie. Si les Etats-Unis tenaient tant à la propagation de la démocratie en Eurasie, ils appliqueraient également cette politique, par exemple, à l'égard de l'Afghanistan ou du Pakistan, au lieu de se concentrer sur les Etats postsoviétiques. Les Etats-Unis y poursuivent donc plutôt l'objectif d'essayer de créer une "alternative non russe" pour les élites locales.
Mais Washington se heurte, de même que Moscou, à la nécessité d'empêcher la désintégration des Etats en Eurasie et la formation de territoires incontrôlés qui pourraient devenir une source de déstabilisation de toute la région. Aux Etats-Unis, la majorité des experts jugent possible de régler ce problème en apportant un soutien maximal à l'intégration régionale, mais cette intégration se heurte aux processus centrifuges intenses dans la région, à l'opposition de plusieurs grands pays et aux ambitions des élites locales. En outre, Washington manque de volonté politique, ainsi que d'intérêt et d'unité de la part de l'establishment américain pour assurer l'intégration de l'Eurasie.
La Maison Blanche et le Département d'Etat considèrent la souveraineté réelle des Etats de l'Eurasie comme l'objectif prioritaire de la politique américaine. Mais l'Amérique ne peut pas proposer à cette région un modèle de développement est-asiatique, en accordant des garanties de sécurité et un parapluie régional, américain ou de l'OTAN.
La politique appliquée actuellement par les Etats-Unis dans la région suppose la lutte contre certains groupes des élites eurasiatiques locales, y compris russe, qui poursuivent leurs intérêts propres, au lieu de contribuer à la réalisation des intérêts nationaux et au développement de la démocratie et du marché libre. C'est ici qu'il faut chercher la cause des profondes divergences entre Washington et Moscou sur la nature et le caractère des révolutions de couleurs. Mais la décision de principe de Moscou de coopérer avec n'importe quel régime en vigueur dans les pays de la CEI (Communauté des Etats indépendants) est cependant saluée par Washington.
Les Etats-Unis tâcheront de continuer d'appliquer en Eurasie une politique de soutien à la démocratie, à la stabilité, à la liberté, aux droits de l'homme, à la transparence en matière d'adoption de décisions, à la lutte contre la corruption, etc. Selon Washington, Moscou doit reconnaître que les menaces qui planent sur les pays postsoviétiques, entre autres, le terrorisme, la prolifération des armes nucléaires et traditionnelles, l'extrémisme, la faiblesse des administrations publiques et l'incompréhension des intérêts nationaux par les élites, représentent également des menaces pour la sécurité de la Russie. Espérons que cela conduira à une meilleure concertation de la politique eurasiatique de Moscou avec les Etats-Unis, la Chine, l'Inde, l'UE, etc.
La nécessité d'une coopération des Etats-Unis avec la Russie, principal pays eurasiatique ayant d'éternels intérêts dans la région, ne fait aucun doute. Le problème est de savoir comment mettre en place ces rapports. Moscou estime, non sans fondements, que les pays postsoviétiques relèvent de la sphère de ses intérêts nationaux profonds, du moins, dans les domaines de la sécurité, des affaires sociales, du transport des ressources énergétiques, etc. Ni Moscou, ni Washington ne sont probablement en mesure de se proposer l'un à l'autre un modèle de coopération. Dans ces conditions, les Etats-Unis sont plutôt disposés à accepter un modèle de "coopération souple", en renonçant à fixer préalablement un ordre du jour et en abandonnant la répartition traditionnelle des sphères de coopération.
Cependant, premièrement, l'establishment américain n'acceptera probablement pas le monopole des intérêts nationaux russes dans l'espace postsoviétique, deuxièmement, les Etats-Unis feront tout leur possible en vue de conjurer les tentatives de la Russie de renforcer son rôle dans le règlement des problèmes relevant de la compétence des Etats eurasiatiques souverains.
Selon Washington, la Russie n'a pas de droit de veto sur la politique des Etats de la région. En outre, de l'avis des fonctionnaires américains, dans la politique russe, le pouvoir appartient aujourd'hui à un segment de l'élite intéressé à obtenir des recettes immenses provenant de la rente naturelle, et non pas à défendre les intérêts nationaux. Les Etats-Unis n'ont pas non plus de droit de veto en Eurasie, il est vrai, pour une autre raison.
Qui plus est, la position de la Russie sur le règlement des "conflits gelés" consistant à maintenir le statut quo ne convient pas à Washington. Il est vrai, aucune opinion sur ces conflits ne fait l'unanimité dans l'élite américaine, par conséquent, les Etats-Unis n'ont pas de volonté politique suffisante pour participer à leur règlement. L'establishment américain subit une forte pression de la part des élites nationales, surtout de celles d'Asie centrale et du Caucase du Sud, qui essaient de lui prouver que la Russie est incapable d'accepter de profonds compromis sur les problèmes relatifs au développement des Etats eurasiatiques. L'extension de l'OTAN à l'Eurasie et l'apparition potentielle d'ouvrages militaires des Etats-Unis et de l'Alliance dans les pays de la zone suscitent des appréhensions de Moscou quant à sa sécurité.
Le problème principal des Etats-Unis en Eurasie se réduit aujourd'hui à ceci: peut-on cumuler (et comment) la poursuite de la politique de démocratisation, de stabilisation politique et de développement des marchés dans les pays eurasiatiques avec une coopération efficace avec la Russie? Par exemple, la coopération avec Moscou sur le problème nucléaire iranien est aujourd'hui bien plus importante pour Washington que les intérêts politiques américains en Biélorussie. Quoi qu'il en soit, Washington préfère renoncer à une approche identique de tous les pays de l'Eurasie, alors que Moscou l'accuse d'employer des doubles standards.
La coopération avec Moscou apporte aux Etats-Unis de nombreux avantages. Bien plus, elle compense le manque de "soft power" américain dans la région et, par la même occasion, l'abondance de "soft power" russe. Cependant, la coopération avec Moscou n'est possible aujourd'hui que sur la base d'une dépendance (économique) de l'économie russe envers les livraisons de ressources énergétiques. Au fur et à mesure que l'économie russe va se diversifier et que la dépendance totale vis-à-vis des livraisons de ressources énergétiques sera surmontée, les Etats-Unis verront apparaître de nombreuses variantes de coopération avec la Russie qui sont aujourd'hui impossibles.
La coopération entre Moscou et Washington dans la région sera plus efficace si les deux cessent, premièrement, d'appliquer une politique d'évincement mutuel "au cas où", ce qui se manifeste éloquemment surtout dans la politique russe.
Deuxièmement, s'ils tentent de cesser d'appliquer une politique stérile d'égalisation de leurs possibilités dans la région, ce qui distingue surtout la politique américaine, et s'ils se concentrent sur leurs intérêts nationaux en Eurasie. Ils doivent déterminer leurs propres priorités stratégiques nationales dans la région et les formuler du point de vue de leur réalisation et, si possible, tenir compte des intérêts de l'autre partie, ainsi que des intérêts des pays de la région et de leurs élites. En cas de divergences sérieuses, ils doivent rechercher un compromis et renoncer aux tentatives de défendre de façon agressive leurs intérêts au préjudice de leurs partenaires. Il faut reconnaître le rôle positif et négatif aussi bien de sa propre politique que de celle de son partenaire en Eurasie. Enfin, il faut cesser de l'appliquer en poursuivant ses propres intérêts, et non ceux de la région.
Bien entendu, les intérêts américains en Eurasie et leur promotion dépendent, pour beaucoup, de l'évolution de la situation intérieure aux Etats-Unis. La lutte politique au sein de l'élite américaine sape la tactique de Washington en Eurasie, les cycles électoraux changent considérablement la hiérarchie des objectifs et des tâches du pays à l'étape donnée, ils permettent à la Russie et à d'autres pays non seulement d'appliquer avec succès, presque de façon monopoliste, leur politique dans la région, mais aussi de s'opposer à la politique américaine.
Compte tenu de l'approche des cycles électoraux en Russie et aux Etats-Unis, l'ordre du jour commun et la réputation des deux pays dans la région auront tout à gagner au cours des deux prochaines années, dans un contexte d'attentes réciproques réduites. En même temps, cela permettra aux élites d'essayer de préparer un nouvel agenda en vue d'empêcher la répétition de la situation des administrations précédentes, qui étaient reparties de zéro ou s'étaient retrouvées sous l'influence de groupes d'intérêts spéciaux.
FIN
Nikolaï Zlobine est directeur des programmes russes et asiatiques du Center for Defense Information de Washington.
Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.