mardi 6 novembre 2007

1917: la longue lutte de Lénine pour Octobre. Partie I


De son retour d'exil en avril à la prise du pouvoir en octobre, le chef des bolchéviks a dû se battre au sein de son propre camp pour imposer l'idée d'une seconde révolution.

Partie I

Piotr Romanov, RIA Novosti

A l'approche de son 90e anniversaire, c'est le moment de parler de la Révolution d'Octobre 1917. En la débarrassant des mythes qui l'accompagnent, ce qui est plus honnête et ô combien plus intéressant.

Cela semble paradoxal mais, pour pousser les hommes à se lancer à l'assaut du Palais d'Hiver, Lénine a dû commencer par combattre le marxisme, son propre parti et les Soviets. C'est une lutte qu'il a engagée dès l'instant même où il est rentré d'émigration, en avril 1917. Si l'on en croit les ouvrages écrits sur la question, plusieurs temps forts de l'arrivée du leader du prolétariat mondial à Petrograd, à la gare de Finlande, ont marqué les esprits. Premièrement, la déclaration stupéfiante de Lénine affirmant que "l'aube de la révolution socialiste mondiale est déjà levée" ("en Allemagne, tout bouillonne" et "le moment n'est pas loin où, à l'appel de notre camarade Karl Liebknecht, les peuples prendront les armes contre leurs exploiteurs"). Bien plus, le public venu accueillir le chef des bolcheviks avec le train blindé sur lequel s'était hissé l'orateur formaient "le détachement d'avant-garde de l'armée prolétarienne mondiale!"

Deuxièmement, c'est un chef aux cheveux roux qui a débarqué à la gare de Finlande. Personne n'attendait cela de lui. Enfin, la manifestation fut fort animée par le respectable haut-de-forme que le passager du wagon plombé agita énergiquement pour saluer les masses, jusqu'à ce qu'un spécialiste de la communication au sein du Comité central bolchevik ait l'idée de remplacer par une modeste casquette de prolétaire cette coiffure bourgeoise tout à fait incongrue au milieu de la foule des ouvriers, soldats et matelots. C'est avec cette casquette que Lénine est entré dans l'histoire mondiale.

Quant aux propos empreints d'esprit défaitiste tenus par le passager du wagon plombé, ils furent loin de faire l'unanimité. Des cris hostiles à l'égard du rouquin fusèrent plus d'une fois au sein de la foule (Lénine prononça plusieurs interventions le jour de son arrivée).

Les socialistes, public mieux averti, réagirent avec autant d'émotion aux discours de Lénine. Nikolaï Soukhanov, du Comité exécutif des Soviets, commenta en ces termes le premier discours de Vladimir Ilitch: "Ce ne fut pas un écho au "contexte" de la révolution russe, tel qu'il était ressenti par tous ses témoins et participants. Pour être tout à fait précis, le "contexte" de la révolution évoquait les intérêts nationaux et le passager en provenance de l'étranger se "planta" sur Karl Liebknecht, l'Allemagne et le prolétariat européen.

Autrement dit, Lénine et la Russie se retrouvaient après une longue séparation mais ne se reconnurent pas sur le champ. Même son propre parti ne reconnut pas son chef.

Il ne pouvait d'ailleurs pas en être autrement. La plupart des révolutionnaires russes avaient tout appris auprès de Marx, d'Engels et des socialistes occidentaux, si bien qu'ils se représentaient tous à peu près de la même façon le schéma révolutionnaire et, par conséquent, la succession des avancées révolutionnaires: on commence par une révolution démocratique bourgeoise à l'intérieur du pays puis, par le jeu des libertés démocratiques, au fur et à mesure du développement du capitalisme et de la montée du prolétariat, une lutte pour les transformations socialistes s'engage. Le milieu paysan, qui était à l'époque bien plus large que le milieu prolétaire en Russie, était considéré par la plupart des socialistes comme un milieu inerte, peu fiable, voire traître aux idéaux du socialisme. Faire évoluer la situation demandait du temps.

C'est bien pourquoi Gueorgui Plekhanov qui, du marxisme, connaissait tout ce que pouvait connaître un socialiste érudit, qualifia de "délirant" le premier discours prononcé par Lénine à son retour d'émigration. Le capitalisme devait moudre le grain paysan pour en faire une farine prolétarienne qu'il serait ensuite possible d'utiliser pour cuire un pain socialiste. C'est ainsi que Plekhanov formulait son idée. C'est ce qu'avaient légué Marx et Engels (Friedrich Engels avait parlé des dangers de mettre la charrue avant les boeufs, dans La guerre des paysans en Allemagne, par exemple, et dans sa lettre à Weydemeyer). C'était ce qui se faisait en Europe, c'était ce qui semblait devoir se faire en Russie également.

C'est bien pourquoi les Soviets se montraient aussi tolérants vis-à-vis du gouvernement provisoire et des rares ministres capitalistes encore en place en octobre 1917. Les partis socialistes russes ne se préparaient pas à la lutte armée pour prendre le pouvoir mais à de futures empoignades parlementaires avec leurs compagnons d'idées. Les socialistes étaient sereins pour l'élection de l'Assemblée constituante, sachant qu'ils obtiendraient une majorité ferme si la volonté du peuple s'exprimait librement. Pour des considérations théoriques, ils avaient volontairement reconnu la bourgeoisie en qualité de leader de la révolution russe, mais un leader qui avait, il est vrai, l'obligation de ne pas penser qu'à ses seuls intérêts.

Les bolcheviks regardaient à peu près dans la même direction que les divers partis socialistes. Jusqu'à ce que Lénine réussisse à les faire changer d'avis. La première joute avec les bolcheviks - "conciliateurs" eut lieu à distance et ne se termina pas à l'avantage du chef. La Pravda, journal qui était sous l'influence de Kamenev et de Staline depuis le mois de mars 1917 (leur retour d'exil avait été plus rapide que le retour d'émigration de Lénine), campait sur des positions modérées. Elle avait jugé utopiques les premiers articles envoyés de l'étranger et dans lesquels Lénine parlait de la nécessité de s'armer et d'engager sans tarder une révolution socialiste. La Pravda expliquait "l'utopisme" de Lénine par la longue coupure du chef d'avec sa patrie. Le journal publia la première des cinq "Lettres de loin" avec des coupures importantes. Il classa la seconde dans ses archives. Il semble que les autres ne lui soient pas parvenues, mais on peut supposer que Kamenev ne les aurait pas laissées passer. Staline, dont le bagage théorique ne pesait pas bien lourd à l'époque, prenait pour repère l'opinion de Kamenev qui, à cette période, était bien plus proche des idées de Plekhanov que de celles de Lénine.

Si Kamenev, comme de nombreux autres leaders bolcheviks, vit en Lénine, après une longue séparation, un utopiste effréné, coupé de ses racines, Vladimir Ilitch trouva au contraire que ses vieux amis étaient d'indécrottables provinciaux. Du point de vue du chef, "les vieux bolcheviks" avaient, au mois de février, laissé échapper l'occasion de s'emparer du pouvoir et de faire avancer tout de suite la cause de la révolution socialiste prolétarienne. Bien plus, après février 1917, ils avaient, de l'avis de Lénine, continué d'agir selon des concepts antédiluviens. Il leur apportait de l'étranger les idées et les recettes les plus modernes. Il est vrai que ce n'était plus du marxisme classique mais du marxisme-léninisme.

La donne du jeu politique en fut bouleversée en un instant. Il ne s'agissait plus d'un gouvernement démocratique bourgeois sous contrôle de la social-démocratie, mais d'une explosion sociale grandiose, qui sidèrerait tout le monde jusqu'au dernier et servirait de prologue à la révolution socialiste mondiale. C'est au mois d'avril que Lénine exposa plus en détails sa position, non plus dans le style des meetings mais sous forme de thèses, soulignant tout particulièrement que la situation était on ne peut plus favorable à un coup d'Etat. "La Russie est actuellement, de tous les pays en guerre, le pays le plus libre", un pays où "nulle violence ne s'exerce sur les masses". C'est-à-dire qu'il proposait de réaliser la deuxième révolution en trois mois dans "le pays le plus libre au monde". Tout cela pour: a) s'emparer du pouvoir et b) provoquer une révolution mondiale, sans quoi il serait impossible de se maintenir ce pouvoir.

A ce moment-là, Lénine ne réfléchissait pas réellement à l'édification d'un Etat prolétarien et à la construction du socialisme, et c'est pourquoi il n'en est pas fait mention dans les Thèses d'avril. Les objectifs fixés pour l'avenir immédiat étaient tout autres: réaliser un coup d'Etat, garder le pouvoir, prendre part à la révolution mondiale, créer une nouvelle Internationale de lutte et, parallèlement, démanteler la vieille machine bourgeoise. Concernant le programme agraire, à la différence du projet détaillé des socialistes-révolutionnaires, il ne l'évoquait qu'en quelques mots (sur la nécessité de s'appuyer, à la campagne, sur les plus pauvres, le prolétariat rural, les valets de ferme). Aucune tâche constructive concrète n'était posée, il était proposé, en principe seulement, d'examiner la question d'un "Etat - commune", dont la Commune de Paris devait être le prototype. C'était là toute l'esquisse de la future Russie.

Une lutte s'engagea autour de ces Thèses d'avril. Comme l'écrit fort justement l'Américain Robert Slasser, "en affirmant que le prolétariat avait commis une erreur en février, Lénine rayait d'un trait de plume l'idée de Marx selon laquelle les ouvriers ne pouvaient réaliser la révolution prolétarienne que si les conditions objectives pour cela étaient réunies". Pire encore, fait pertinemment remarquer Robert Slasser, à la surprise de tous, les constructions théoriques de Lénine se rapprochèrent brusquement et de la façon la plus étroite de Trotski le paria à qui, justement, l'on reprochait surtout son aventurisme et son refus de prendre en compte les "conditions objectives". "Léon Trotski, écrit Robert Slasser, avait inventé avec sa théorie de la révolution permanente un mécanisme très sophistiqué, grâce auquel la Russie arriérée allait contourner cette loi historique, incontournable semblait-il: les actions des ouvriers de Russie, affirmait Trotski, peuvent contribuer à faire naître une vague de révolutions qui se propagera rapidement dans les pays capitalistes développés de l'Occident et le prolétariat de Russie, alors numériquement faible mais combatif, trouvera des alliés puissants en la personne de ses frères ouvriers d'Europe occidentale. Sans reconnaître le moins du monde sa dette intellectuelle envers Trotski, Lénine émit une théorie de "la révolution ininterrompue" étrangement similaire.

Tous les bolcheviks ne furent pas, loin s'en faut, capables d'admettre inconditionnellement et sur le champ un changement de ligne aussi brutal. La Pravda avait d'ailleurs publié les Thèses d'avril en tant qu'opinion personnelle de Lénine. La rédaction se démarquait ouvertement du chef. "Pour ce qui est du schéma général du camarade Lénine, écrivait la Pravda, il nous semble inacceptable dans la mesure où il part du fait que la révolution démocratique bourgeoise est parvenue à son terme et qu'il compte sur la réactivation rapide de cette révolution en une révolution socialiste." Les choses étaient plus simples avec la base du parti, peu formée théoriquement mais habituée à se soumettre aux ordres. Les principales difficultés apparurent au Comité central, parmi les membres du parti les plus proches de Lénine. En dépit de tout leur respect pour Vladimir Ilitch, ils avaient pris l'habitude de penser par eux-mêmes, nombre d'entre eux étaient considérés comme de grands théoriciens dans les milieux socialistes, si bien qu'ils ne voulaient ni ne pouvaient se contenter de claquer des talons.

Trotski, encore lui, narra en détails, dans son Histoire de la révolution russe, la bataille qui divisa les bolcheviks au retour de Lénine. Les faits n'y sont pas particulièrement altérés. C'est un exposé de la préparation et du déroulement du coup d'Etat d'octobre bien plus honnête que les multiples travaux parus sur ce sujet durant la période qui va du "secrétaire général" Staline au "secrétaire général" Gorbatchev. Le fait que la description de toutes les péripéties de cette lutte ne soit pas exempte du cynisme propre à Trotski est une autre chose. Sans même parler du plaisir qu'il prend et qu'il ne cache pas à narrer les querelles au sein du parti. Ceci est d'ailleurs compréhensible: c'est Trotski, deux fois fils prodigue du parti (avant la révolution, sous Lénine, puis sous Staline) qui, au moment historique décisif, se retrouva le plus proche du chef et fut alors considéré par Vladimir Ilitch comme le meilleur des bolcheviks.

La discussion qui se développa autour des Thèses d'avril fut sérieuse. Félix Dzerjinski, futur fondateur de la Commission extraordinaire panrusse (pour combattre la contre-révolution et le sabotage, Vétchéka), faisant allusion au fait que Lénine avait été coupé de la réalité russe, exigea au nom des "nombreuses personnes" qui n'étaient "fondamentalement pas d'accord avec les thèses du rapporteur", que l'on écoute le co-rapport "des camarades qui ont vécu concrètement la révolution". Le futur président du Praesidium du Soviet Suprême de l'URSS Mikhaïl Kalinine était indigné: "Je m'étonne de la déclaration du camarade Lénine, pour qui les vieux bolcheviks seraient devenus une entrave au moment présent". Et Lev Kamenev, futur premier président du Comité central exécutif de Russie, ne cessait d'expliquer à Lénine, comme à un élève capable mais qui aurait séché les cours principaux, quelles étaient les conditions objectives (en suivant strictement Marx) qui empêchaient de réaliser immédiatement la révolution prolétarienne en Russie. Lénine avait également contre lui Mikhaïl Frounze, futur héros de la guerre civile. Selon certains mémoires autobiographiques, dans les coulisses du parti, on disait alors du chef des choses tout à fait indécentes, comme quoi Lénine avait perdu la tête pendant ses années d'émigration et poussait le parti à sa perte.

Alexandre Chliapnikov, membre du Comité central, reconnaissait en évoquant ses souvenirs de cette époque que le "Temps des troubles" était venu pour les bolcheviks.

A suivre�

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