Par Nikolaï Zlobine, membre du Conseil d'experts de RIA Novosti
Relations Russie - Etats-Unis dans l'espace post-soviétique: expulsion réciproque ou coopération? Tel a été le thème d'une discussion organisée récemment dans les locaux de la fondation Unité au nom de la Russie. Mais pour évaluer la politique eurasiatique des deux pays, il faut d'abord essayer de comprendre les processus globaux qui caractérisent le monde contemporain.
Ces quinze dernières années, une nouvelle époque a commencé à se mettre en place, lentement mais inévitablement. Le monde bipolaire, dans lequel le système socio-politique mondial était l'otage des relations entre Moscou et Washington et où la stabilité globale dépendait de la capacité des deux superpuissances à s'entendre, appartient désormais à l'histoire, laquelle ne se répètera plus jamais. Le monde unipolaire, qui a failli se former, avec les Etats-Unis à sa tête, démontre aujourd'hui son incapacité à faire face efficacement aux défis contemporains. D'autre part, toutes les tentatives pour lui opposer une alternative compliquent encore davantage l'application des tâches concrètes sur la scène internationale.
Aujourd'hui, nous nous heurtons directement au problème de la direction du système mondial qui se forme. Ceci est la conséquence de plusieurs facteurs.
Premièrement, la donne géopolitique sur la scène internationale a changé de fond en comble. Or, nous avons hérité d'une période historique révolue tout le système de gestion des relations internationales, y compris les principales structures et organisations internationales, ainsi que l'ensemble des règles et procédures. A l'heure actuelle, ce système est presque totalement inadéquat, et il constitue même plutôt un facteur déstabilisant supplémentaire dans le monde. Cependant, la nécessité de créer un nouveau système d'organisations internationales et un nouveau droit international est mal perçue par les élites politiques de la plupart des pays. De surcroît, elle rencontre une forte opposition de la part des élites anciennes. Le système formalisé de gestion des relations internationales, qui desservait la géopolitique de la guerre froide, s'est avéré plus fort que son contenu politique. Son inertie empêche dans une grande mesure de créer un système juridique et d'organisations internationales qui serait adapté à notre nouvelle époque.
Deuxièmement, les éléments d'improvisation se sont multipliés dans la politique des principales puissances mondiales. Le monde vit aujourd'hui une époque d'impromptus politiques, qui ont remplacé presque universellement les différentes stratégies nationales en matière de politique extérieure. L'incohérence du monde ne cesse de croître, l'imprévisibilité de son développement a largement dépassé les limites au-delà desquelles la sécurité n'est plus garantie. La seule superpuissance existante, à savoir les Etats-Unis, s'est révélée peu préparée à jouer un rôle de soliste, à assumer une responsabilité non partagée à l'échelle mondiale. Elle s'est mise, dans une grande mesure, à ramener son leadership objectif à une domination vulgaire. Résultat, les Etats-Unis ont commencé à perdre leur influence en tant que modèle attrayant de développement social.
Ce sont différents mouvements et forces destructeurs, de l'islam extrémiste au nationalisme ethnique et étatique, qui prétendent à présent jouer le rôle de modèles à suivre. Par conséquent, la politique des grands pays, notamment de la Russie et des Etats-Unis, est devenue plus réactive, rappelant le mécanisme d'une réaction en chaîne, ce qui a réduit considérablement les possibilités de coopération. Les élites ont même évoqué l'éventualité d'une nouvelle guerre froide. Par ailleurs, la structure régionale traditionnelle, qui avait constitué pendant des décennies la base de la politique internationale et du marché économique extérieur, a fait faillite.
Les processus globaux jouent à présent un rôle incomparablement plus important qu'auparavant, c'est eux qui définissent aujourd'hui les paramètres du développement régional, de la sécurité et de la stabilité régionales. La participation aux processus globaux et non pas régionaux détermine aujourd'hui plus que jadis le rôle et l'importance de tel ou tel pays. Les élites nationales de la plupart des Etats cherchent à dépasser le cadre de leurs régions. Les pays qui misent, politiquement et économiquement, sur le régionalisme, restent aux portes de la politique mondiale.
Ces mêmes processus sont de plus en plus manifestes dans l'économie mondiale.
En matière de croissance, les Etats traditionnels sont de plus en plus en retard par rapport aux économies en développement. Le marché énergétique mondial, en ébullition en raison des prix extrêmement élevés de l'énergie, représente un puissant facteur de "destruction des régions".
Le système éducatif se mondialise de plus en plus. Les religions traditionnelles, surtout l'islam, ont résolument dépassé les frontières de leurs régions habituelles pour se répandre rapidement à travers la planète. Des dizaines de millions de personnes et des milliards d'unités de fret franchissent quotidiennement des frontières, lesquelles deviennent toujours plus transparentes et conventionnelles.
Autrement dit, la traditionnelle division régionale est de moins en moins évidente dans la politique et l'économie, le rôle des associations militaires, politiques et économiques régionales ne cesse de diminuer, se réduisant souvent à un rôle géographique ou purement technique, comme la précision des frontières, la maintenance des infrastructures ou la régulation des flux migratoires entre pays voisins.
Enfin, la plupart des Etats sont obligés de réviser leurs priorités nationales, de trouver de nouveaux moyens originaux pour défendre leurs intérêts nationaux sur la scène internationale. Ceci concerne notamment la Russie et tous les Etats post-soviétiques.
Cette nouvelle époque géopolitique se caractérise également par un dynamisme accru et par une situation changeante sur la scène internationale. De plus en plus souvent, les Etats préfèrent garder les mains libres dans les affaires internationales. Le concept des "coalitions flexibles " ("of the willing" en anglais) que préconisent les Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001, devient une norme. Par exemple, lors de la dernière réunion du Club de discussion de Valdaï en septembre 2007, le premier vice-premier ministre russe Sergueï Ivanov indiquait que la Russie s'en tiendrait désormais au concept des "coalitions flexibles", c'est-à-dire qu'elle ne formerait d'alliances durables avec aucun pays et ne prendrait pas d'engagements qui pourraient tout à coup entrer en contradiction avec ses intérêts nationaux.
Le processus de transformation de l'Etat traditionnel s'est accéléré, nombre de ses fonctions les plus importantes connaissent des changements. Beaucoup de notions, comme celles d'économie nationale, d'espace de l'information, de défense, de sécurité nationale et personnelle, ainsi que la vision des méthodes visant à l'assurer, ont également changé. Les armées d'aujourd'hui se sont avérées incapables de garantir la sécurité des citoyens de leurs Etats. La victoire militaire remportée, au sens classique du terme, depuis longtemps par les Etats-Unis en Irak a été dans les faits une défaite.
Nombre de domaines traditionnels de gouvernement échappent aux Etats. Tentant de survivre, ces derniers se mettent à geler des sommes énormes sur des comptes bancaires, sous la forme de fonds publics, ou bien cherchent à renforcer leur contrôle sur le secteur énergétique, ou encore à se présenter comme une forteresse assiégée par des ennemis, et ainsi de suite, voire tout cela en même temps. L'Etat traditionnel se transforme de plus en plus en un organe de tutelle sociale, tout en perdant son statut de garant de la sécurité. Ceci constitue un facteur négatif surtout pour les pays dont la sécurité extérieure a été perturbée à la suite de la désintégration des structures supranationales traditionnelles. La quasi-totalité des anciennes républiques soviétiques sont dans ce cas.
La communauté mondiale, avec à sa tête l'Organisation des Nations unies, fondée sur les principes de la primauté de la souveraineté des Etats, se voit dans l'impossibilité de résister à ceux qui ne font pas partie de cette communauté et dont la structure existe dans un système de coordonnées absolument différent.
L'opposition entre Etats et blocs en tant que base de la politique tombe en désuétude. Mais le système de relations internationales, et notamment de sécurité internationale et nationale, continue de se fonder sur l'existence de cette opposition, qui représenterait le principal danger de notre époque. Résultat, il n'est plus adapté et constitue lui-même, en quelque sorte, un facteur déstabilisant.
La situation ne changera pas tant qu'une nouvelle élite ne se sera pas formée et qu'une nouvelle génération politique ne pointera pas son nez sur le devant de la scène. Cette nouvelle époque mondiale se caractérise par le début d'une rude concurrence à différents niveaux. Il s'agit en fait d'une concurrence de modèles [de développement] et de systèmes de valeurs, de principes et d'approches de la résolution des problèmes, qui concerne tout le monde. Celui qui réussira à créer le modèle de développement le plus attrayant décrochera le leadership, et ce, quel que soit son potentiel militaire et ses ressources énergétiques.
Le monde global ne connaît aujourd'hui aucun modèle de développement attrayant, alors que pendant la guerre froide, il y en avait deux: le modèle soviétique et le modèle américain. Les Etats-Unis, la Chine, la Russie, l'Union européenne et d'autres pays ou groupes d'Etats ont déjà commencé à élaborer leur propre image attractive. D'autres pays et régions commencent à sortir de l'ombre, où ils se trouvaient pour différentes raisons pendant la guerre froide.
Les relations russo-américaines frisent aujourd'hui la remilitarisation et la compétition dans le domaine politico-militaire. Ceci serait désavantageux pour les deux parties. La remilitarisation de leur politique aura un impact extrêmement négatif sur la situation générale dans le monde. Le conflit est dû en partie au fait que les Etats-Unis et la Russie ont des visions différentes de leurs relations. Les Etats-Unis, pour leur part, espèrent toujours que la Russie finira par intégrer l'Occident, et se transformera en un Etat amical et démocratique. La Russie, quant à elle, veut être reconnue comme un pays indépendant appliquant sa propre politique intérieure et extérieure, qui ne peut être l'objet d'aucune influence extérieure. Ce conflit n'a pas de solution, il ne peut qu'être étouffé dans la politique réelle grâce à des démarches tactiques. Par ailleurs, les relations entre la Russie et les Etats-Unis sont actuellement très asymétriques, la différence entre leurs potentiels est bien trop importante.
Même si les Etats-Unis constituaient un monopole idéal du pouvoir mondial, les autres pays tenteraient sans doute de saper ce monopole. Cependant, personne n'a encore formulé un seul argument démontrant qu'un monde multipolaire est plus sécurisé et plus stable qu'un monde unipolaire. Ce dernier est injuste, mais le monde multipolaire risque d'être plus dangereux et bien plus instable. La Russie est le seul grand pays de la planète à avoir perdu son influence mondiale et une énorme part de sa sécurité nationale. Qui plus est, ceci a eu lieu pendant une période de rapprochement étroit avec l'Amérique, qui n'a rien fait pour empêcher un tel déroulement des événements.
Aucune tentative pour trouver une formule efficace des relations entre les deux pays n'a encore été couronnée de succès. Aucune nouvelle base fondamentale n'a été formée pour ces relations, et les tentatives pour les construire en miroir par rapport à celles de la guerre froide ont échoué. Le niveau de suspicion réciproque n'a pas baissé, bien au contraire, les deux parties ont trouvé de nouvelles raisons de se méfier. En essayant de rétablir son influence internationale, la Russie entre de temps en temps en conflit avec les intérêts des Etats-Unis, notamment dans ses zones d'influence traditionnelles. Il s'agit en premier lieu de l'espace post-soviétique, où la situation dépend pour beaucoup de l'atmosphère des relations entre Washington et Moscou.
(à suivre)
Nikolaï Zlobine est directeur des programmes russes et asiatiques du Center for Defense Information de Washington.
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