jeudi 8 novembre 2007

«Crispation» russe, ou refus de l’inacceptable ?

Que n’entendrions-nous pas si la Russie entendait installer des armes stratégiques au Mexique (ou, pour prendre un exemple entre mille, à Cuba) en prétendant les déployer non pas dans une intention hostile à l’égard des Etats-Unis, mais à seule fin de pouvoir mieux «viser» quelques «fanatiques» Inuits ? Un bon rire postmoderne précéderait sans doute une croisade bien orchestrée contre les fauteurs de guerre.

«Inéquitables». Or, l’actuelle administration Bush conduit la planète au bord de plusieurs gouffres, dont celui-ci. La Douma (Chambre basse du Parlement russe) a, en effet, voté hier en faveur d’un projet de loi «sur la suspension par la fédération de Russie de l’application du traité sur les forces conventionnelles en Europe», un des textes-clés régissant la sécurité sur le Vieux Continent depuis le début des années 90. Le texte a été adopté à l’unanimité des 418 députés présents. Il sera présenté dans les prochains jours au Conseil de la fédération (Chambre haute), puis soumis à la signature du président Vladimir Poutine. La Russie demande de pouvoir «déplacer librement ses troupes sur son territoire» , sans subir les «limitations inéquitables» , qu’impose, selon elle, le traité sur les «flancs» des deux anciens blocs. «Nous devons avoir ce droit, cette possibilité de déplacer, d’installer, de créer de nouvelles forces armées là où elles sont indispensables pour défendre les intérêts et la sécurité de notre pays» , a ainsi déclaré le chef d’état-major de l’armée, le général Iouri Balouïevski, cité par l’agence Interfax.

La Russie, qui voit jaillir deux fois l’an des révolutions «orange» dans les anciennes républiques soviétiques, se dit aussi menacée par le projet qu’ont les Etats-Unis d’installer des éléments de leur bouclier antimissiles en Pologne et en République tchèque (où les manifestations se multiplient contre un tel projet). Cet arsenal serait déployé à quelques pas de la frontière russe, mais n’aurait pour objectif que de viser Téhéran, Bagdad, les champs pétrolifères du Moyen-Orient, plus quelques montagnes afghanes. Quoi de plus naturel, en somme, comme dirait M. Prudhomme-Sarkozy ?

Boutefeux. Afghanistan en ébullition, Irak à feu et à sang : un arc entier de pays envahis ou déstabilisés par l’impérialisme américain paraît s’embraser, dans la proche périphérie de la Russie, depuis la frontière orientale de la Turquie jusqu’au Pakistan. La presse française, au moment où beaucoup de Russes commémorent le 90e anniversaire de la révolution d’Octobre 1917, ne se contente pas de parler un langage digne de ces temps de restauration : «barbarie à visage humain» (le Figaro Magazine , 13 octobre), régime issu d’un «étrange coup d’Etat» , mené par un Lénine qui n’eut de cesse «d’exciter la haine» (Jan Krauze, dans le Monde des 5 et 7 novembre), etc. Elle parle, à l’occasion de l’actuel début de crise entre Moscou et Washington, de «crispation» russe et reprend telles quelles les rodomontades des boutefeux néoconservateurs. Ce faisant, elle ignore sciemment l’effet dévastateur du «traité de Versailles» à froid qui a été imposé à la Russie depuis la fin de la katastroïka, selon le mot d’Alexandre Zinoviev.

Elle fait l’impasse sur le sentiment d’humiliation qui prévaut dans cet immense pays démembré, saccagé par un capitalisme plus mafieux que nature, en passe d’être encerclé sous la pression du Pentagone et de ses amis pyromanes. Marx prétendait que l’Histoire, lorsqu’elle paraît «repasser les plats», semble toujours rejouer la scène primitive, mais sur un mode comique. Au vu de l’exaspération populaire et de la montée du nationalisme en Russie, on peut se demander, à l’inverse, si la farce Vladimir Jirinovski, le leader d’extrême droite, ne sera pas bientôt suivie par la très sérieuse tragédie d’un bonapartisme, ou peut-être même d’un néofascisme à la russe.


JEAN SALEM
Libération.fr
jeudi 8 novembre 2007

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