samedi 17 novembre 2007

Les Russes chez EADS ou l'or des farfadets

Il aurait fallu que Boeing achète 5 % du capital d'EADS. Puis que G. W. Bush vienne nous expliquer que les Etats-Unis souhaitaient en prendre le contrôle. Quels cris d'horreur aurions-nous entendus ! Ingérence ! Impérialisme ! En comparaison, les réactions à l'entrée de l'Etat russe dans le capital de la maison-mère d'Airbus, d'Eurocopter, de Dassault et des missiles de MBDA sont assourdissantes de discrétion. L'alliance russe aurait-elle des qualités insoupçonnées ? On va voir que non.
Cette alliance serait-elle bonne pour les Russes ? Non. Nos amis russes sont en train de regrouper et de renationaliser Iliouchine, Mig, Sukhoi ou Tupolev, dans un holding nommé OAK, propriété de l'Etat. Des entreprises aéronautiques réputées, mais pas encore aux standards mondiaux, et largement à vocation militaire. Il y a peu d'autres secteurs où la Russie peut espérer devenir compétitive : la remise à niveau de son aéronautique est donc fondamentale pour son économie. La Russie dispose de plus de 200 milliards de pétrodollars. Pourquoi n'investit-elle pas directement dans OAK, au lieu d'EADS ? Elle créerait ainsi des emplois et de la richesse pour le long terme, au bénéfice des Russes, anciens propriétaires de ces entreprises. Ne devrait-elle pas aussi investir dans son système de santé, alors que l'espérance de vie des hommes russes vient de passer sous les 58 ans ?
Au contraire, l'Etat russe utilise les profits d'un gaz payé au prix fort par les Européens pour s'inviter au capital de l'aéronautique européenne. Ce coup ressemble à l'histoire de l'or des farfadets - l'or d'Harry Potter, qui ne dure que quelques heures et qu'il faut vite convertir contre du vrai argent. Car l'industrie gazière russe a besoin d'investissements importants, sans lesquels les revenus du gaz pourraient baisser d'ici quelques années. En achetant des parts d'EADS, la Russie est-elle en train de convertir l'or des farfadets ?
Cette « alliance » serait-elle bonne pour l'Europe ? Non plus, car elle n'apporte aux Européens ni technologies, ni stratégie, ni financement utiles. Technologiquement, les niveaux de qualité et de sécurité des avions civils russes sont en retard sur ceux de l'Ouest. Stratégiquement, le marché russe est nettement moins grand, et moins croissant, que par exemple le marché chinois. Des coopérations existent entre OAK et EADS, mais elles sont mineures et trop récentes. Elles ne peuvent justifier une opération ambitieuse avec OAK, qui n'a pas encore produit d'avion vendable sur le marché civil mondial - ni de moteurs ou d'avionique de niveau commercial. Du côté militaire, une alliance dans les avions d'armes pourrait avoir un sens, mais il faudrait une proximité politique avec la Russie que nous n'avons même pas atteint, en soixante ans, entre la France et l'Allemagne ! Enfin, financièrement, l'Europe a les moyens de financer son industrie sans recourir aux pétro-roubles.
Cette alliance aurait-elle, enfin, un sens stratégique qui nous échapperait ? Pas davantage. Un rapprochement avec notre cousine la Russie est, certes, un objectif nécessaire pour l'Union européenne, mais qui devrait prendre des décennies. Aucune alliance ne peut exister dès aujourd'hui sans partage intime de valeurs communes. Nous en sommes encore loin : la Russie utilise toujours le rapport de force comme mode normal de relation - y compris dans cette affaire, où elle s'attaque à des racines de l'Europe : ce qui reste du pivot franco-allemand, le symbole de l'industrie européenne, des règles de séparation de base entre Etat et économie. Cela, alors que la Commission européenne - les contribuables européens - ont déjà investi des sommes énormes pour « civiliser » l'industrie militaire russe après 1990, visiblement sans succès.
Aucune alliance aéronautique ne tient sans des décennies de coopération, sans des partages préalables de programmes majeurs, sans des relations inter-étatiques tellement stables qu'elles s'apparentent à une confédération. Aucune alliance ne pourrait naître dans une re-nationalisation d'EADS, qui plus est par un Etat non membre de l'Union !
L'Etat, si prompt à abriter Suez d'une entreprise basée dans un pays aussi ami que l'Italie, si attentif à protéger l'intérêt supérieur de la France chez Danone, va-t-il laisser passer nos industries privées les plus sensibles sous le contrôle d'un Etat non membre de l'Union ? Nos yaourts seront-ils mieux protégés que nos avions ? Bien sûr que non : une telle inversion des priorités n'est pas possible à ce tour-ci du jeu, grâce au pacte d'actionnaires d'EADS qui lie Français et Allemands.
Cela dit, le coup était, hélas, bien vu. Les Russes, dont le sport national est les échecs, joueront le prochain au pire moment, afin de découpler la solidarité franco-allemande, éloigner les Etats-Unis, et obtenir un avantage déterminant, pétrolier ou aéronautique. On trouvera alors que le gaz est une énergie bien chère, qu'on a été bien lent à nettoyer la maison EADS, qu'on aura bien tardé à mettre à l'abri son capital et qu'en 2006, nous étions bien peu à croire encore en l'Europe.

JEAN-LOUIS CONSTANZA, ancien fondateur de Tele2, est président de l'opérateur mobile Ten. Il a travaillé dix ans dans l'industrie aéronautique et de défense, dont quatre ans chez Aerospatiale, et plus d'un an avec Mig, en Russie (www.eadseuropeen.typepad.fr.)
Les Echos

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