jeudi 8 novembre 2007

1917: la longue lutte de Lénine pour Octobre. Partie II


Piotr Romanov, RIA Novosti

La discussion autour des thèses d'avril à l'intérieur même du parti bolchevique marqua le début d'une lutte âpre entre partisans et adversaires de l'insurrection immédiate. Finalement, Lénine sortit vainqueur de cette bataille, mais au prix d'incommensurables efforts.

La tentative de Lénine d'imposer au parti que la question d'une insurrection en septembre soit adoptée lors de la Conférence démocratique, convoquée à l'initiative des dirigeants des Soviets, fut un échec. La fraction bolchevique y était largement représentée, avec plus de cent délégués, ce qui transformait cette manifestation en une sorte de congrès du parti.

Ce congrès devait, selon Lénine (qui se trouvait alors toujours dans la clandestinité), adopter la décision de lancer sans tarder l'insurrection. "Nous devons diriger toute notre fraction vers les usines et les casernes, insistait Lénine dans une lettre aux participants à la conférence. Nous devons organiser un commandement des groupes d'insurrection, répartir les forces, faire avancer les bataillons dont nous sommes sûrs sur les positions les plus importantes, encercler le théâtre Alexandrine (où siégeait la Conférence démocratique), occuper la forteresse Pierre-et-Paul, arrêter les membres de l'Etat-Major et du gouvernement, envoyer au-devant des junkers et de la "division sauvage" (composée des montagnards du Caucase, ndlr.) des groupes qui soient prêts à mourir plutôt que de laisser l'ennemi avancer vers les centres vitaux de la ville. Nous devons mobiliser des ouvriers armés, les appeler à se battre jusqu'au bout, prendre immédiatement le contrôle du télégraphe et du téléphone, installer notre état-major d'insurrection dans le central téléphonique et établir la liaison avec toutes les usines, tous les bataillons, tous les postes de lutte armée, etc...".

La majorité de la fraction (du congrès) rejeta catégoriquement l'idée de son leader. Par la suite, Boukharine devait se souvenir: "Nous étions tous ahuris... C'est probablement l'unique fois dans l'histoire de notre parti où le CC (Comité central du parti, ndlr.) a décidé de brûler une lettre de Lénine". Heureusement, un des exemplaires de cette lettre a tout de même échappé au feu, nous fournissant la preuve que Lénine était bien disposé à supprimer toutes les forces démocratiques dans le pays dès le mois de septembre.

D'ailleurs, Trotski écrivait: "se heurtant à une résistance frontale, Lénine a ourdi une sorte de conspiration avec Smilga". Le Lituanien Ivar Smilga, un pro-Lénine pur et dur, était à l'époque à la tête d'un Comité régional des Soviets en Finlande où précisément vivait dans la clandestinité le leader du parti. Lors des événements de juillet, Smilga avec le Letton Martyn Latsis avaient insisté pour se lancer à l'assaut des gares, arsenaux, banques, télégraphe, etc... Lénine savait pertinemment sur qui il pouvait compter.

C'est ainsi que, contournant le CC, Lénine, avec l'aide de Smilga, tenta de constituer un noyau armé révolutionnaire dans le Nord, capable de frapper Petrograd à la première opportunité. "Nous sommes en présence d'un nouveau projet d'insurrection, poursuit Trotski, avec un "comité secret réunissant les militaires les plus importants" à Helsingfors en tant que commandement et les troupes russes se trouvant en Finlande en tant que force de frappe.

Pour toute une série de raisons, cette tentative échoua, mais l'existence "d'une certaine forme de conspiration" de Lénine contre ses propres camarades est incontestable. Resté les bras croisés en Suisse et ayant perdu tout espoir de vivre la révolution (Lénine avait été absent en 1905 et en février 1917), le chef bouillait d'impatience. A la différence des autres, il était prêt à faire la révolution par tous les moyens et avec n'importe quelles forces. A la limite même sans son propre parti. En s'appuyant directement sur les masses, qui à ce moment, croyait Lénine, étaient bien plus à gauche que le parti et encore davantage que le CC bolchevique.

Il n'est pas difficile de croire Trotski, car en réalité Lénine a souvent agi "un peu à l'écart" de son propre parti, formant, pour mener à bien ses projets, des groupes de conspirateurs comptant des gens utiles. Il suffit de rappeler par exemple la "troïka" qui apparaît en pleine révolution de 1905 et dont ne sont informés ni le parti ni même le CC. Elle est composée de Lénine, Krassine et Bogdanov et se charge d'organiser entre autres des actes terroristes, des braquages pour réunir de l'argent destiné à subvenir aux besoins de la révolution et de l'élite politique du parti en exil à Paris et à Zurich. Mais si le parti n'en était pas informé, la police, elle, était parfaitement au courant. Le général de gendarmerie Spiridovitch écrivait dans un rapport: "Lénine était le principal instigateur et dirigeant de l'activité armée".

Le chef lui-même n'était pas directement impliqué dans ces opérations, mais il en connaissait les moindres détails et participait personnellement à l'élaboration de nombre de ces projets. Quant aux acteurs à proprement parler, il s'agissait en règle général de Krassine, génie technique du parti (c'est lui qui installait à travers le pays des laboratoires secrets pour la fabrication de bombes), Staline, qui s'appelait encore Koba à l'époque, et le très audacieux Kamo, pseudonyme de Simon Ter-Petrossian. C'était habituellement ces deux derniers qui faisaient les "coups".

Ce n'est que très progressivement, en s'appuyant sur la base du parti et aussi en conspirant bien souvent, que Lénine parvint à attirer de son côté le noyau du CC, qui d'ailleurs par la suite s'écartera de la ligne en toute occasion et, par inertie, comme toute boule qui se respecte, reviendra à chaque fois à sa place initiale. Ainsi, ce n'est que sous la pression véhémente de Lénine et de Trotski que les bolcheviks se retirèrent de la séance de l'avant-parlement (auparavant, la fraction avait rejeté par 70 voix contre 50 l'idée du boycott). Ce fut pour Lénine la plus importante victoire stratégique, la question de l'insurrection étant ainsi de fait résolue. Mieux, Lénine à partir de ce moment n'intervint plus dans le parti comme chef de l'opposition mais comme véritable leader. Et il exigea que la discipline de parti soit respectée et que les décisions adoptées soient appliquées.

La question du renversement du gouvernement provisoire fut officiellement tranchée le 10 octobre lors d'une réunion du CC. Sur 21 membres, seulement 12 étaient présents, mais Lénine était là, venu pour cette réunion, la plus importante de sa vie, avec une perruque, des lunettes et sans barbe. Les statuts en vigueur à l'époque ne mentionnaient rien à propos du quorum (il aurait été difficile à atteindre dans la clandestinité), mais aucun parti respectueux des principes démocratiques au moins en son sein ne se serait permis d'adopter une décision aussi cruciale avec aussi peu de responsables présents. De plus, seulement dix membres du CC votèrent pour l'insurrection, deux ayant voté contre. Ces dix personnes, c'est-à-dire une minorité au sein du comité central du parti bolchevique, décidèrent donc du sort du pays.

Non moins éloquente est l'argumentation avancée par "les dix" pour justifier ce pas important, réellement historique: "Le CC reconnaît que le contexte international de la révolution russe (soulèvement de la flotte en Allemagne, ce qui témoigne de la montée de la révolution socialiste mondiale partout en Europe, ainsi que la menace du monde impérialiste d'étouffer la révolution en Russie), tout comme le contexte militaire (l'indiscutable détermination de la bourgeoisie russe et des Kerenski & Co à "livrer Petrograd aux Allemands"), le tout lié à la révolte des paysans et au fait que la confiance du peuple s'est tournée vers notre parti (élections à Moscou), enfin, l'évidente préparation d'un second coup d'Etat par Kornilov, mettent à l'ordre du jour l'insurrection armée".

Trotski, commentant ce texte écrit personnellement par Lénine (gribouillé avec un bout de crayon sur une feuille de cahier d'écolier à carreaux), appelle les choses par leur nom: "l'ordre d'énumération des conditions de l'insurrection est important pour apprécier le moment ainsi que pour caractériser l'auteur: en premier lieu - la montée d'une révolution mondiale; l'insurrection en Russie est considérée comme un maillon de la chaîne. C'est la position constante de Lénine: il n'aurait pu faire autrement". Autrement dit, pour Lénine, le principal argument en faveur d'Octobre n'était sûrement pas l'intérêt national de la Russie.

Pratiquement tous les arguments formulés dans la décision du CC ne résistent pas à la critique. "Le monde impérialiste" dont parle Lénine ne pensait bien sûr pas alors (le 10 octobre 1917) à étouffer la révolution en Russie et y restaurer le tsarisme. Les Américains, les Anglais, les Français et les Italiens ne voulaient qu'une seule chose: que les Russes fassent la guerre. Quant aux Allemands, aux Autrichiens et aux Turcs, ils rêvaient d'une paix séparée avec les Russes.

"La détermination de la bourgeoisie russe et de Kerenski à livrer Petrograd aux Allemands" relève également du bluff, au même titre que le fait d'accuser Lénine d'être un espion allemand. Rappelons qu'à l'époque, la question de l'asservissement à "l'empereur Guillaume" était un plat politique servi quotidiennement. "Le gouvernement provisoire sous l'impulsion de la majorité bolchevique des Soviets agit en totale conformité avec les plans de l'Etat-Major allemand", affirmait quant à lui le séditieux général Kornilov.

Il n'existait pas non plus alors de préparation évidente d'un second coup d'Etat de Kornilov, ne serait-ce que parce que les officiers et généraux étaient encore désorganisés après l'échec du premier soulèvement. Non, c'était Lénine qui conspirait. Comme le faisait cyniquement remarquer Trotski: "la partie qui attaque a pratiquement toujours intérêt à faire croire qu'elle ne fait que se défendre".

Les troubles dans la flotte allemande, provoqués par le mécontentement des marins à propos de la qualité de la nourriture, par le fait qu'ils s'ennuyaient terriblement (le navire d'où était parti le mouvement contestataire était depuis presque un an à quai et ne participait pas aux opérations de guerre), ainsi que par une discipline jugée trop sévère, ne pouvaient sérieusement être considérés comme "une manifestation de la montée partout en Europe d'une révolution socialiste mondiale". Les marins allemands rêvaient bien plus de saucisses et de choucroute, de bière, de permissions et de femmes que de révolution mondiale. D'ailleurs, vers la mi-octobre, l'agitation diminua et rapidement le calme revint.

Les révoltes paysannes dont il est fait mention dans la résolution étaient un phénomène presque permanent pour la Russie, aussi bien tsariste que démocratique, et avancer cet argument comme condition pour déclencher sans tarder un coup d'Etat (à peine quelques mois après la révolution de février en Russie, et de plus en période de guerre) est pour le moins étrange. Sans parler du fait qu'une telle référence aurait été bien plus naturelle venant du parti paysan des socialistes-révolutionnaires que du parti prolétarien des bolcheviks, qui étaient bien moins intéressés par le paysan russe que par le docker anglais ou le métallurgiste allemand.

Dans cette résolution, le seul point véridique est le succès des bolcheviks aux élections à Moscou. Les résultats électoraux montraient que la sympathie des couches inférieures dans les villes venait effectivement de se tourner vers les bolcheviks. Ce mouvement des masses fut perçu par Lénine. Le balancier penchait du bon côté, mais cette position n'était pas stable, d'où la nécessité de prendre le pouvoir sans tarder.

A tout prix. Et aussi stupides que pussent paraître ces arguments aux historiens par la suite.

A suivre

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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