Par Nikolaï Zlobine, membre du Conseil d'experts de RIA Novosti
L'Eurasie est une des régions les plus dynamiques, les plus instables et les plus imprévisibles du monde, où de nouveaux Etats apparaissent et où, en même temps, des processus très contradictoires se déroulent. L'Eurasie existe aujourd'hui en tant que notion géographique, et non géopolitique. Les pays qui se trouvent dans cette région se développent indépendamment les uns des autres et suivent des voies différentes.
Les facteurs fondamentaux propres aux régions - économiques, politiques, militaires et autres - ont commencé à s'estomper. Ce processus s'est rapidement approfondi et a atteint un niveau subrégional, entraînant les mêmes effets. En fin de compte, des notions géopolitiques telles que l'Asie centrale, le Caucase du Sud et l'Europe de l'Est ont cessé d'exister. Elles ne représentent aujourd'hui que des groupements d'Etats, dont chacun règle généralement ses problèmes sociaux, économiques et politiques en dehors de la région et vise à assurer sa sécurité en établissant des contacts stables avec des acteurs se trouvant à l'extérieur, que ce soient l'OTAN, l'Union européenne, les Etats-Unis, ou la Russie. La plupart des organisations interétatiques fonctionnant dans la région revêtent un caractère purement formel. Les nombreuses tentatives pour créer des alliances stables dans la région n'ont remporté presque aucun succès tandis qu'elles se sont avérées efficaces là où les intérêts extérieurs étaient sérieux, c'est le cas par exemple du GUAM (organisation qui réunit la Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan et la Moldavie) et de l'OCS (Organisation de coopération de Shanghai).
Tout cela rend l'espace euro-asiatique politiquement fragile et son développement, instable et asymétrique. L'Eurasie devient un terrain de rivalité, de concurrence et d'évincement mutuel pour de grands pays, y compris la Russie et les Etats-Unis. L'Eurasie devient une région sans perspectives et aucun de ses pays, à l'exception peut-être du Kazakhstan, ne s'inscrit de façon stratégique dans son développement: ni sur le plan politique, ni du point de vue conceptuel.
Il existe un grand danger pour la région euro-asiatique de devenir l'otage de l'opposition entre les grands pays, en répétant, par exemple, en partie le sort de l'Europe lors de la période de la guerre froide, autrement dit, elle pourrait devenir le théâtre d'une sorte de "guerre froide régionale".
Il est naïf d'estimer que les tendances centrifuges engendrées par la désintégration de l'URSS puissent s'arrêter aux frontières de ses républiques fédérées de 1991. Il n'y avait et n'il n'y a toujours pas de raisons valables de croire que ce grand empire se désintégrera selon les frontières intérieures conventionnelles, dont la plupart, comme on le sait, avaient été tracées de façon très subjective et ne correspondaient pas aux frontières économiques, politiques et encore moins ethniques et culturelles.
La désintégration de l'URSS ne s'est pas arrêtée à la séparation des anciennes républiques fédérées, elle continue encore aujourd'hui. L'empire soviétique se désintègre chaque jour. Il y a des processus profonds de désintégration culturelle, économique, psychologique et intellectuelle et ce processus est loin de s'achever. L'Eurasie représente une région où les frontières entre les Etats ne sont pas encore définitivement délimitées. On peut être certain que les frontières des pays qui y sont situés seront changées, déplacées, contestées et feront l'objet de négociations, sinon de conflits. Cela coïncide avec le monumental changement de géographie politique qui s'est opéré dans le monde entier, ainsi qu'avec toute une série de processus d'intégration qui se sont ébauchés ces dernières années dans l'espace postsoviétique. Tout cela accentue l'instabilité et demande une grande prudence de la part des acteurs extérieurs.
La désintégration de l'URSS a entraîné l'apparition de quasi-élites nationales. Ces nouvelles élites se sont formées de façon fortuite, à la suite d'un concours de circonstances. Les particularités et la structure de l'élite soviétique de la période postérieure étaient telles que les nouvelles élites locales se sont avérées, dans leur ensemble, incapables d'assumer toutes les responsabilités pour leurs pays, de distinguer les intérêts nationaux de ceux des individus, des clans, des familles, de s'élever au-dessus des vieilles offenses et des préjugés. Les pays postsoviétiques ont été dirigés par des personnages et des groupements dépourvus de vision stratégique des problèmes globaux et n'ayant pas d'expérience dans l'adoption de décisions indépendantes et de leur application. Toutes ces élites sont temporaires. Aucune d'elles, y compris celle de la Russie, ne peut être considérée comme une véritable élite nationale. Elles sont incapables de formuler et d'exprimer les intérêts de leurs pays, ni de construire un mécanisme pour leur mise en oeuvre. Ne faisant pas partie, pour telle ou telle raison, de l'establishment politique mondial, elles sont privées de nombreux instruments d'influence internationale.
D'autre part, les régimes politiques qui se sont établis dans les pays de la CEI (Communauté des Etats indépendants) revêtent également un caractère intérimaire. Aucun d'eux n'a de forme achevée et n'a élaboré les procédures nécessaires: du processus d'adoption de décisions au mécanisme de choix des cadres, etc. Des partis politiques réels, des médias indépendants, une délimitation efficace des pouvoirs, la propriété privée stable, le respect de la loi, etc.: rien de tout cela n'existe dans les pays de la CEI. Dans la majorité de ceux-ci, le système politique, la constitution et les lois font l'objet de manipulations et d'une utilisation sélective.
La participation progressive des élites euro-asiatiques aux processus mondiaux entraîne la globalisation de ceux-ci, tandis que leurs peuples restent provinciaux. Il s'ensuit que les élites manifestent leurs responsabilités devant le monde, mais pas devant leur pays. Cela concerne surtout des pays euro-asiatiques "avancés" comme la Russie, l'Ukraine, la Géorgie, le Kazakhstan, etc.
Bien entendu, cet état de choses ne sera pas éternel. La prochaine décennie pourrait être une période marquée par l'apparition dans tous les pays euro-asiatiques, y compris la Russie, d'une génération d'élites n'ayant pas leurs racines plongées dans la culture politique soviétique et comprenant de façon plus adéquate les intérêts de leur pays et leur rôle dans le monde. Beaucoup de choses dépendront de la façon dont sera effectué ce changement d'élites, car le mécanisme de leur changement n'existe nulle part en Eurasie, pas plus que les traditions politiques assurant le passage du pouvoir sans repartage des biens et sans changement de législation. Cela s'accompagnera de difficultés particulières dans les pays où existent des clans et où prospère la corruption.
En Asie centrale, par exemple, le wahhabisme jette le plus grand défi à l'élite nationale. Pour lutter contre celui-ci, les dirigeants des républiques d'Asie centrale utilisent, essentiellement, des méthodes militaires et accusent souvent l'opposition de terrorisme. Ils ne comprennent pas qu'il faut lutter systématiquement contre le terrorisme en accomplissant un travail idéologique et éducatif, en créant un système d'enseignement moderne, etc. Tout cela s'aggrave par le fait que d'immenses quantités d'armes se sont accumulées en Eurasie et que les stocks ne cessent de grossir. La coopération militaire au niveau de l'Etat se réduit aux entraînements antiterroristes qui s'effectuent, pour la plupart, sous la direction de spécialistes de la Russie, des Etats-Unis et d'Israël. En même temps, la présence militaire extérieure s'accroît dans la région et la coopération militaire russo-chinoise rappelle de plus en plus un partenariat stratégique.
Ce qui se produit actuellement en Géorgie, les élections anticipées en Ukraine qui ne seront certainement pas les dernières, ainsi que les prochains changements radicaux dans le système politique de la Russie, etc. témoignent que le processus d'abandon du système postsoviétique prend de l'ampleur dans ces pays. Dans certains autres Etats, des tentatives sont faites pour geler cet état de transition mais celles-ci sont d'avance vouées à l'échec. Autrement dit, l'Eurasie entre dans une nouvelle étape de lutte des élites et de restructuration des systèmes politiques dans l'espace postsoviétique.
Les mêmes processus sont observés au niveau de l'économie nationale de ces pays. D'une part, la mondialisation implique une intégration maximale au système économique mondial et, par conséquent, l'application de normes internationales par les hommes d'affaires locaux. D'autre part, la nécessité d'entamer des réformes de marché de "droite" entre en contradiction sociale avec l'état d'esprit du peuple nettement à "gauche" dans presque tous les pays de la CEI. En outre, la plupart des économies euro-asiatiques ne présentent aucun intérêt, en raison de leur envergure insignifiante pour des investisseurs étrangers sérieux et de leur système de transports peu développé, en particulier en Asie centrale et dans le Caucase du Sud. Tout cela ayant pour conséquence que ces régions s'avèrent à l'écart des voies commerciales principales.
La majorité des pays euro-asiatiques jouent un rôle minime dans l'économie mondiale. Par exemple, la part du commerce des pays d'Asie centrale constitue environ 1% de l'ensemble du commerce asiatique. D'autre part, la région de la Caspienne attire une grande attention en raison de ses réserves énergétiques auxquelles s'intéressent divers pays: les Etats-Unis, l'Europe occidentale, l'Inde, l'Iran et le Pakistan. Les réserves énergétiques de l'Eurasie suscitent un intérêt immense de la part de la Chine. Il ne fait pas de doute qu'au fur et à mesure du développement de l'économie de l'Inde, de la Chine et de celle du Sud-Est asiatique, la majorité des pays de la région réorienteront leurs marchés, au détriment des marchés des pays occidentaux.
Il en est de même pour la politique étrangère des pays euro-asiatiques. Il est évident qu'ils aspirent tous à s'intégrer aux processus globaux. La plupart d'entre eux essaient de le faire soit en se joignant aux grands acteurs extérieurs, en s'adaptant à leurs priorités en politique étrangère et à leurs besoins, ou bien en intervenant directement sur le marché global. L'Ukraine et la Géorgie penchent pour les Etats-Unis, d'autres, comme l'Arménie, tâchent de rejoindre la Russie, d'autres encore, comme la Moldavie, tendent vers l'Union européenne. L'Azerbaïdjan et le Kazakhstan visent à devenir des acteurs indépendants sur le marché économique global, bien que le Kazakhstan, par exemple, développe activement des rapports avec la Chine et l'Iran. Cela nuit à l'Eurasie en tant que tout, mais permet aux pays de la région de participer aux processus globaux et d'essayer d'émerger de la province euro-asiatique.
Les tendances démographiques sont un problème crucial pour la stabilité de nombreux Etats euro-asiatiques. D'une part, le tableau démographique de la Russie reste, pour l'instant, incertain car sa population n'augmente pas. Mais elle compte aujourd'hui 15 millions d'immigrés en situation irrégulière, soit environ 10% de la population du pays. Un dépeuplement est observé en Extrême-Orient et dans une partie de la Sibérie où se forment des communautés chinoises et coréennes. Le Kazakhstan et le Kirghizstan ont de rudes problèmes démographiques à cause de l'infiltration des immigrés chinois. Des centaines de milliers de réfugiés, chassés de leurs foyers au cours de ces 15 dernières années et exigeant que la justice soit rétablie, constituent également un problème pour la stabilité de la région.
On peut citer d'autres facteurs importants qui influeront au cours des dix prochaines années sur le développement de l'espace postsoviétique, mais il est évident que c'est objectivement un endroit d'opposition politique, de rivalité, de lutte pour l'influence, les ressources et les marchés de grands acteurs extérieurs, en premier lieu de la Russie et des Etats-Unis. D'autre part la Chine relance son activité en Eurasie. La politique de ces trois Etats déterminera, au cours de ces dix prochaines années, la situation dans la région et la géographie de son développement, et ce, davantage que la politique des pays eurasiatiques. Si les rapports entre les Etats-Unis et la Russie revêtaient un caractère de partenariat stratégique, ce qu'ont évoqué les dirigeants de ces pays il y a quelques années, la situation en Eurasie serait bien plus stable, prévisible et prometteuse.
Nikolaï Zlobine est directeur des programmes russes et asiatiques du Center for Defense Information de Washington.
Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.
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